Diane ROUX BEAUME | Une fois encore, la jolie ville du sud de la France d’Arles accueille Les rencontres de la photographie, festival de photo internationalement connu. Pour la 55e fois depuis 1970, des espaces ont été dédiés exclusivement à l’exposition de photographies ou de compositions artistiques, recréant des ambiances inédites. Le directeur du festival, Christoph Wiesner, nous propose cette année plus de 50 expositions originales et contemporaines, dont l’œuvre de Mary Ellen Mark.
Célèbre photographe de son vivant, elle passera sa vie à documenter celle des autres, celle des invisibles et marginaux, celles des activistes sociaux jusqu’à celle des plateaux de cinéma de célèbres réalisateurs.

« I love to work in a documentary style probably more than formal portraiture, » Mary Ellen Mark sur le Portrait et le Moment (Aperture). (« J’adore travailler à la manière d’un documentaire, probablement plus encore que des portraits formels. » )
Son travail d’investigation au sein de différents milieux, classes sociales, familles est impressionnant à voir. La photographe disparaît complètement de ses œuvres et semble s’immiscer dans des recoins inconnus et inexplorés du monde. Les écriteaux nous expliquent son approche avec ses sujets, avec qui elle tisse un lien inévitable de confiance et d’amitié, parfois malgré les premières réactions hostiles et agressives des locaux.
A Mumbai, elle photographiera le quotidien de femmes victimes de prostitution dans le quartier rouge, celles-ci parfois mineures, dans une ambiance colorée et intimiste. Elle dévoile le visage de femmes cachées et rejetées de la société indienne.
(Traduction de l’auteure de l’article. )
Ces photos dérangent, car si loin de nous culturellement. La prostitutions est un sujet tabous, secret dans la plupart des pays, même en France (68% : c’est l’augmentation entre 2016 à 2020 du nombre d’affaires de prostitution sur mineurs parvenant aux services de police et de gendarmerie et aux parquets., France Inter). La voir imprimée devant nos yeux nous met mal à l’aise, et c’est certainement le but de la photographie sociale.


La prostitution des enfants la hantera durant sa carrière, ce travail sera regroupé dans Streets of the Lost, avec l’aide de la journaliste Cheryl McCall. Le principal sujet étant Tiny ou Erin Blackwell, que Mark rencontra à 13 ans, arpentant les rues de Seattle, prostituée et addict à toutes formes de substances. L’exposition de l’espace Van Gogh (Arles), retrace l’entièreté du parcours de la jeune fille devenue mère de 10 enfants aujourd’hui et filmé dans Streetwise Revisited (2015). Cette exposition nous laisse un goût amer doux, de la compassion pour cette enfant qui a perdu son enfance à jamais, de l’espoir néanmoins pour cette mère pour qui le combat n’est pas fini.


Son travail, c’est aussi la mise en lumière d’une Amérique des années 1970, pauvre et malade, aussi dû à la désinstitutionalisation des patients. Beaucoup de patients psychiatriques se retrouvent lâchés dans une société qui les rejette, beaucoup tombent alors dans la précarité et les addictions. Les bouleversantes photos de l’institut psychiatrique dans l’Oregon nous plonge dans cette univers sordide, l’idée de ce projet lui étant venue lorsqu’elle photographiait le plateau du film « Vol au-dessus d’un nid de coucou » de Milos Forman.


Ward 81 est le premier projet de Mark, conçu sous forme de livre, qu’elle publiera en 1979. Elle et Karen Folger Jacobs, écrivaine et thérapeute, y intervieweront des patientes de l’Hôpital de Salem dans l’Oregon. Une comparaison évidente se fait aussi avec le film « Une vie volée », dans lequel nous suivons le séjour d’une jeune fille torturée dans un service d’internement féminin.

Tommie : “I wish somebody’d come and take over this hospital. Like a [laughs] motorcycle gang club or somethin’. I wish they’d come take over this hospital, get rid of all the aides, and take over it. I’ve heard tales that someday the motorcycle gangs are gonna take over the world, and I believe it could happen. Most kids, when they’re growin’ up, that’s their main goal in life is to become a motorcycle gang member. “
Traduction – Tommie : « J’aimerais que quelqu’un vienne et prenne le contrôle de cet hôpital. Comme un club de gangs de motards [rires] ou quelque chose comme ça. J’aimerais qu’ils viennent prendre le contrôle de cet hôpital, qu’ils se débarrassent de tous les assistants et qu’ils s’en emparent. »
J’ai entendu dire qu’un jour les gangs de motards vont conquérir le monde, et je crois que cela pourrait arriver. La plupart des enfants, quand ils grandissent, leur principal objectif dans la vie est de devenir membre d’un gang de motards. “


Karen : “What’s it like living up here?”
Laurie : “It’s just like being dead, like killing your mind or killin’ your body . . . physically and mentally and psychologically.”
Traduction – Karen : “Qu’est-ce que ça fait de vivre ici ?«
Laurie : « C’est comme si vous étiez mort, comme si vous tuiez votre esprit ou votre corps… physiquement, mentalement et psychologiquement.”

Plus tard, cette idée de montrer une population Américaine délaissée reviendra avec la série documentant la famille Damm. Mary Ellen Mark les rencontre en Californie avec qui elle vivra 10 jours pour le magazine Life. Ils vivent dans leur voiture à quatre, les enfants arborent un regard triste, qu’on interpréterait comme désespéré. Là est l’importance du travail de Mark, peut-être de la photo en général, une mise au premier plan de la misère et des marginaux pourtant si absente des médias traditionnels, « loin de la société dominante et vers ses franges plus intéressantes, souvent troubles » (citation de Andrew Long sur Mary Ellen Mark).

« What I’m trying to do is make photographs that are universally understood…that cross cultural lines. I want my photographs to be about the basic emotions and feelings that we all experience,” déclare la photographe à propos de son travail.
“Ce que j’essaie de faire, c’est de prendre des photographies qui sont universellement comprises… qui traversent les frontières culturelles. Je veux que mes photographies portent sur les émotions et les sentiments fondamentaux que nous ressentons tous.”
Et c’est vrai, dans la galerie de cet adorable cloître du centre d’Arles, on ne se met pas qu’à pleurer ou à avoir de la peine pour les sujets de la photographe,
Mark nous offre des photos plus intimes, presque banales, une série de photos de paires de jumeaux « Twins 2003» ou une série de photos de bals de promo Américains « Prom 2012, for People Magazine», presque clichés de par les tenues et les coupes de cheveux mais si touchantes. Des photos d’adolescents apprêtés défilent, ils posent par paires, souvent avec leur petit copain ou copine, parfois avec leurs amis. A travers ces photos, la photographe documente les cultures, les traditions, le rituel qu’est le bal de promo, évènement très important aux Etats Unis.
Une vidéo est diffusée dans la salle, les élèves sont interrogés sur leur départ du lycée. En la regardant, il est dur de ne pas être émue par les regrets de la fin de l’adolescence ou les ruptures déjà établies par certains couples. La puissance de cette série, c’est l’émotion qu’elle procure de par la simplicité du sujet et sa capacité à pouvoir nous y identifier.




James Gallagher, student : “People just drift apart naturally,” he says. “And I don’t know if when that happens I’ll miss it, but right now, thinking of that, it makes you sad.”
Traduction : James Gallagher, lycéen : « Les gens s’éloignent naturellement », dit-il. « Et je ne sais pas si quand cela arrivera, ça me manquera, mais là maintenant, en y pensant, ça rend triste. »
Bien des facettes de Mary Ellen Mark restent à découvrir, toutes aussi captivantes et à l’esthétique parfois délurée, parfois sombre. L’artiste décédée en 2015 laisse un héritage riche d’expériences et de documentations, le travail essentiel du photographe journaliste offre chaque jour un enseignement sur le monde qui nous entoure et de l’empathie avec laquelle nous devons l’aborder. Merci aux Rencontres d’Arles d’offrir un panel pertinent et original d’expositions et d’artistes une fois encore.
