La Boétie : une pertinence à toute épreuve

Axelle VANBERG | Le XVIème siècle, ère des guerres de religion, a ouvert la voie à la philosophie politique moderne. De Machiavel à Rousseau, l’idée d’un État autonome, où Dieu n’aurait plus un rôle central, émerge. Désormais, le pouvoir ne découle pas de Dieu mais des hommes eux-mêmes. La Boétie s’inscrit dans ce sillage de la pensée autonome mais se démarque par sa perspective originale. 

Etienne de La Boétie

Étienne de La Boétie est un intellectuel ayant investi divers domaines, tant la philosophie humaniste que la poésie ou le droit. Mort en 1563 à l’âge de 33 ans, la courte durée de sa vie ne l’aura pas empêché de marquer durablement les esprits de par le questionnement qu’il aura initié. 

En effet, dans son ouvrage le plus célèbre, Discours de la servitude volontaire, publié en 1577 à titre posthume, il déplace la réflexion politique, alors plutôt portée sur la tyrannie et ses ressorts, et s’intéresse à la domination, mettant en exergue les peuples qui la rendent possible. D’ailleurs, il distingue obéissance et servitude car, si la première est le fait d’être gouverné, la seconde correspond au fait d’être tyrannisé. “Quelle chose étonnante que de voir 1 million d’hommes misérablement asservis parce qu’ils sont fascinés par le seul nom d’un.” Il interroge la cause de cette servitude volontaire. Qu’est ce qui pourrait pousser les hommes à se déprendre de leur liberté pour servir l’un d’entre eux ? 

On constate d’abord que, selon lui, la tyrannie est une relation : elle ne peut s’exercer sur des hommes qui ne l’ont pas consenti. Et c’est ce fait qui l’indigne : pourquoi donc y consentir ? Il qualifie cette servitude volontaire de “malencontre”, laissant par là entendre que c’est un accident dont les effets s’amplifient au point d’oublier sa liberté. 

Là se trouve tout le scandale qui l’offusque : étant humaniste, La Boétie considère que la nature de l’homme est liberté; il n’a pas d’essence donc n’est soumis à aucune détermination. Alors, l’oubli de cette liberté, constitutive de l’homme, renvoie à une aliénation de sa part, à une véritable dénaturation. 

“Il arrive que le peuple tombe dans un si profond oubli de sa liberté qu’il n’aurait pas perdu sa liberté mais gagné sa servitude.” Ici, La Boétie se questionne : que peut-on gagner dans la servitude ? Ainsi, il tisse en toile de fond l’institution sociale de la servitude qui n’apparaît pas explicitement à la lecture du Discours de la servitude volontaire. Il dépeint alors la chaîne de la servitude ininterrompue. Il faut imaginer une structure pyramidale dont le sommet serait le tyran. Sous le tyran, on retrouve quelques personnes, disons 6, sous lesquelles se situent 600 autres, dominant eux-mêmes 6000 autres et ainsi de suite. Ces personnes se placent sous d’autres dans l’espoir d’obtenir des rétributions, matérielles ou symboliques. Mais il ne leur faut pas simplement obéir à la personne au-dessus d’elle, il faut lui complaire par tant de moyens que s’opère le processus d’aliénation : les subalternes se dépouillent de ce qu’ils sont et leurs goûts deviennent ceux du tyran. De la sorte, l’homme connaît les conditions les plus misérables qui soient car il n’a rien à soi et tout d’un autre. 

Ces gens qui espéraient retirer quelque chose en entrant dans cette chaîne ne peuvent finalement même plus l’obtenir car ils ne sont plus eux-mêmes. 

En outre, chacun a constamment quelqu’un placé au-dessus dans la chaîne de la servitude ce qui institue un regard vertical : on retrouve de la crainte dans ces rapports. Crainte que son supérieur ne l’évince, crainte que son subordonné ne parvienne, par quelque habile manœuvre, à se révolter et à lui prendre sa place. De fait, le tyran se méfie bien plus des personnes directement sous ses ordres que de la masse qui est bien en-dessous de lui dans la pyramide. Cela permet d’appréhender le système de turnover qui prend place autour des tyrans. Finalement, les relations dans la chaîne de la servitude sont des liens d’instrumentalisation, chacun perd sa dénomination de sujet en devenant un moyen pour l’autre.

Voici donc la pensée de La Boétie résumée en quelques lignes. À la différence de nombreuses grandes thèses de son temps, la servitude volontaire construite en chaîne de la servitude résonne encore dans notre monde contemporain. 

Les graines du figuier sauvage, le film du réalisateur iranien Mohammad Rasoulof sorti en septembre dernier, illustre et confirme par là-même la théorie du penseur. Ce dernier prend place au cœur du régime révolutionnaire iranien, un État théocratique et autoritaire, dans lequel depuis plusieurs années déjà des mouvements de protestation populaire émergent et sont durement réprimés par le régime. Dans ce film, on suit Iman, fonctionnaire juridique honnête promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran, un poste qu’il convoitait depuis des années. Il obtient sa promotion alors qu’une vague de protestation renverse tout sur son passage : les rues sont à feu et à sang, les arrestations se multiplient et avec elles les procès. Iman est débordé, il est chargé de juger toutes les personnes défilant devant lui, interpellées dans la rue. Alors qu’il se demande comment étudier chaque dossier suffisamment pour délivrer une sentence juste, un collègue lui confie que ce n’est pas ce qui est attendu de lui : il doit simplement déclarer chaque personne coupable des accusations qui lui sont faites, sans trop regarder les faits ou les conséquences sur l’accusé. À ce moment-là, Iman doute, il hésite : s’il refusait de se conformer aux ordres, il refusait d’entrer dans cette chaîne de servitude et, par la même occasion, risquait sa vie. Finalement, il exécute les ordres : il déclare chacun des accusés coupables ; Iman entre dans un état de servitude volontaire. Ce n’est pas de l’obéissance car ici, il agit à contre-courant de ses principes. Face à cela, il éprouve d’abord une culpabilité bouleversante, puis s’en émancipe au fur et à mesure du film. Iman s’aliène et ne devient que l’ombre de lui-même, vivant selon des principes qui ne sont pas les siens mais ceux de ses supérieurs. 

Illustration de la situation

De la même manière, il est rapidement sujet à la paranoïa lorsque son arme de service disparaît. Il en vient à se méfier de tous et ne le confie qu’à quelques personnes. Iman doit retrouver l’arme au plus vite au risque que quelqu’un ne le dénonce. Ainsi, il se méfie de tous ses subordonnés et collègues et même de sa propre famille : la chaîne de la servitude instaure une crainte qui s’enracine dans l’être et annihile tout. 

Que l’on soit expert ou non de La Boétie, nier que sa pertinence a traversé les siècles équivaudrait à nier bien des réalités, tant dans nos régimes contemporains que dans les régimes passés. En effet, comprise comme chaîne, la servitude volontaire permet d’expliquer les subordinations humaines. Par ailleurs, si La Boétie parle surtout de servitude volontaire pour s’insurger contre les tyrannies, cela invite au questionnement sur la pertinence d’un tel modèle dans d’autres contextes. Ne pourrait-on pas user du schéma de la servitude volontaire pour critiquer certains aspects des démocraties modernes ?

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