Chloé MOREAU | La téléréalité, phénomène incontournable du paysage médiatique contemporain, soulève de nombreuses interrogations quant à la place qu’elle accorde aux femmes, tant par son contenu que dans son audience. Entre fascination et critique, ces émissions captivent un public majoritairement féminin et participent à la diffusion de représentations contradictoires de la féminité. Au cœur de ces programmes, les candidates oscillent entre vecteurs de stéréotypes patriarcaux et figures d’émancipation, révélant des tensions profondes dans la société actuelle. Ces dynamiques, façonnées par les logiques de production et de consommation, invitent à une réflexion sur l’impact de la téléréalité sur les normes de genre et les imaginaires sociétaux.
Un sujet qui touche les femmes
D’après le journal 20 minutes, 43% des femmes regardent la téléréalité contre 18% des hommes. Ce chiffre est étonnant compte tenu de l’image que ces émissions renvoient de la conception de la féminité, fortement influencée par des valeurs patriarcales. Le chercheur en communication Luc Dupont explique dans son ouvrage Téléréalité : quand la réalité est un mensonge, que les gens aiment la téléréalité surtout pour la facilité avec laquelle le téléspectateur noue un lien émotionnel avec le candidat. En effet, ces derniers sont choisis à la suite de castings lors desquels leurs rôles sont définis au préalable par la production, afin que chaque candidat reflète d’une manière ou d’une autre des valeurs auxquelles les spectateurs pourront facilement s’identifier. En 10 ans, de 2009 à 2019, les émissions de « vie collective » sur les chaines gratuites sont passées de 784 heures de diffusion à 2 057, suscitant essentiellement l’intérêt des moins de 30 ans. Le danger reste alors que les plus jeunes, souvent les filles, construisent leur vision du monde, ainsi que leur perception d’elles-mêmes, par le biais de ces émissions qui, malgré leur appellation, ne reflètent en rien la réalité.
La téléréalité au cœur de la fiction critique
Dans son film Diamant Brut sorti en novembre dernier, Agathe Riedinger brosse le portrait de Liane, incarnée par Malou Khebizi, dont le rêve est de s’émanciper de sa condition sociale via la téléréalité. Bien que ce film soit 100% fictif, beaucoup se retrouvent dans le personnage de Liane incarnant ses revendications et ses valeurs morales avec brio grâce à la profondeur accordée à son personnage. Le point de vue féminin de la réalisatrice sur ce milieu permet à la caméra d’orienter le spectateur vers la compassion et la bienveillance à l’égard de Liane. Malgré l’abondance de clichés sur la classe sociale qu’elle incarne, la protagoniste n’est pas dépassée par ses ambitions, souhaitant simplement être reconnue. Bien loin de défendre les émissions de téléréalité, l’objectif de ce film est de revenir sur les raisons qui peuvent pousser des jeunes filles à s’orienter vers ce milieu où l’accès à la célébrité et la notoriété sont perçus comme faciles – mais à quel prix ?


La série Culte produite par Amazon revient sur les origines de la téléréalité et son arrivée en France, centrée autour de Loana, première figure people issue d’une émission de télé Loft story, considérée comme le premier programme de téléréalité français diffusé en 2001. Inspiré du programme hollandais Big Brother, pionnier de cette culture de la représentation du « vrai » à l’écran, dont le nom, inspiré du roman dystopique de Georges Orwell, 1984, est alors très parlant. Dans un enchaînement de 10 épisodes, la série met en scène la manière dont le projet a été amené et réceptionné en France, se revendiquant comme révolutionnaire et porteur de liberté. En parallèle le personnage de Loana, incarné par Marie Colomb, sombre au fur et à mesure que l’émission gagne en popularité, instrumentalisée à des fins économiques par le biais d’un sensationnalisme orchestré par la production. La candidate a acquis sa notoriété à la suite du « scandale de la piscine », images diffusées en direct de moments intimes partagés avec un autre candidat, Jean-Édouard, lors d’une soirée alcoolisée, ont choqué le public. Petit à petit, la candidate va perdre toute vie intime – désormais impuissante et exposée au regard critique des spectateurs – désormais privée de tout contrôle sur son image.
Bestiaire de la téléréalité
En popularisant le système d’élimination par vote des téléspectateurs, Loft Story fait de son public des acteurs essentiels en leur conférant le pouvoir d’éliminer ou non un candidat et donc d’une certaine manière, d’impacter leur futur dans cette industrie. S’enclenche alors une compétitivité entre candidats, encouragée par la production, qui provoque un besoin pathologique d’attention souvent accordée par le scandale. De plus, les récits axés sur les relations, les conflits, et les drames personnels suscitent une implication émotionnelle forte, ressort narratif souvent privilégié dans ces émissions. Les candidats sont alors maltraités au profit d’une curiosité malsaine et d’un besoin de faire de l’audience, alimentés par toutes sortes d’humiliations qu’ils s’infligent entre eux afin de se valoriser. Comme dans un zoo, il n’y a aucune frontière distincte entre vie privée et vie publique, les figurants étant constamment sous l’œil des téléspectateurs et soumis à leur jugement à tout moment de la journée. Les premières à pâtir de ces humiliations sont les femmes, qui subissent davantage de violences morales et sexuelles dans ces programmes. Certaines anciennes candidates telles que Aurélie Preston, ayant participé aux Anges, ou encore Kellyn, ancienne candidate des Princes de l’amour, prennent la parole pour témoigner de ce qu’elles ont subi.
Aurélie explique avoir été victime de harcèlement, non seulement de la part des autres candidats, mais aussi des téléspectateurs. Elle dénonce une absence totale de soutien psychologique de la production face à ces violences. « Les productions n’ont aucune considération pour notre santé mentale. On est des pions, des produits qu’ils utilisent et jettent une fois qu’ils ont fini avec nous. » Elle souligne les pressions exercées par les productions, qui incitent les participants à adopter des comportements extrêmes ou à jouer des rôles spécifiques, souvent au détriment de leur bien-être mental.
Dans une interview pour Sam Zirah, la candidate Kellyn explique qu’on lui a imposé une étiquette, ce qui a nui à son image : « On m’a présenté comme une fille superficielle et calculatrice. Ce n’était pas moi, mais c’était ce que la production voulait montrer. » Kellyn critique également la manière dont les femmes sont représentées dans la téléréalité : « On doit être belles, parfaites, et si on ne correspond pas à cette image, on est moquées. »
La violence suit alors la candidate après son passage à la télévision via les réseaux sociaux, « Les insultes sur les réseaux sociaux sont les pires. Les gens ne comprennent pas qu’on est des êtres humains. » En effet, les femmes de téléréalité sont les premières cibles de commentaires haineux visant à les rabaisser sur leurs physiques ou leurs capacités.
La fabrique de la féminité idéale
Finalement, ces programmes conditionnent les femmes bien qu’ils prônent des valeurs émancipatrices, à travers des candidates revendiquant le « women empowerment », soit l’autonomisation des femmes. On pense par exemple à des figures iconiques de ce milieu telles que Nabilla ou encore Maeva Ghennam qui représentent la femme moderne et décomplexée, libérée d’attentes conservatrices à leurs égards. S’opère alors une problématique à double tranchant, d’un côté il est nécessaire de représenter des figures féminines aussi décomplexées mais de l’autre, ces femmes sont réduites et objectifiées par le « male gaze » à travers la caméra qui rompt donc le dialogue entre ces candidates et les téléspectatrices à qui elles s’adressent. Ces femmes incarnent une « hyper féminité » contemplée à travers l’attention toute particulière qu’elles portent à leur apparence, souvent par le biais du maquillage ou de tenues toujours très soignées avec pour objectif de mettre leurs atouts physiques en valeur. Les productions façonnent des figures féminines archétypales avec lesquelles les spectatrices doivent s’identifier. Le corps féminin est alors capitalisé, il attire du public et suscite des réactions lorsqu’il est considéré comme provocateur au profit du business de la minceur et de la chirurgie esthétique offrant aux jeunes filles un modèle d’idéal inatteignable, extrêmement normatif. Au-delà de l’apparence, les programmes de téléréalité tentent de représenter ce que signifie « être une femme » et se comporter comme telle en opposant des candidates avec un « fort caractère », figure de la femme forte qui ne se laisse pas faire, à des candidates « faibles », souvent victimes d’acharnement dans ces émissions jusqu’à être complètement à bout pour offrir aux téléspectateurs une « crise de nerf », qui s’inscrit dans l’imaginaire profondément misogyne de la femme hystérique.
Ainsi, la téléréalité pourrait être analysée comme un espace où s’opèrent des tensions entre la reproduction des normes patriarcales et des tentatives de subversion par des figures féminines fortes. Les représentations véhiculées dans ces émissions contribuent à façonner les normes sociales autour de la féminité, particulièrement auprès d’un public jeune. Les producteurs jouent un rôle central dans la définition des rôles et des intrigues, il serait donc nécessaire de proposer une régulation éthique dans ce milieu pour éviter les dérives.
Pour en savoir plus :
– Constance Vilanova, Vivre pour les caméras : Ce que la téléréalité a fait de nous
– Téléréalité : La fabrique du sexisme, Valérie Rey-Robert
– 12 ans de téléralité… au-delà des critiques morales, Nathalie Nadaud-Albertini
