La théorie du pot de yaourt ou comment le patriarcat appauvrit les femmes ?

Emma VIDRAGO | Dans le couple hétérosexuel, les inégalités financières sont criantes. Quand les hommes construisent un patrimoine, les femmes assument les dépenses du quotidien. Une répartition des biens qui, en cas de rupture, les impactent durablement. Derrière cette réalité économique se cachent des rôles genrés. Théorie du pot de yaourt en lien avec travail invisible et charge mentale : pourquoi les femmes sont appauvries par le patriarcat ? 

Les femmes, leurs pots de yaourt et portefeuilles vides 

Dans leur frigo, il ne reste que des pots de yaourt vides. Sur leur compte en banque, peu de réserves. Les femmes font face à une réalité économique alarmante au moment de quitter leur conjoint. 

Titiou Lecoq explique cette image par la théorie du pot de yaourt dans son essai Le couple et l’argent – Pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes (Iconoclaste – 2022). Elle expose la manière dont le couple hétérosexuel devient une fabrique d’inégalités financières. Au cœur de son livre, un constat parlant : tandis que les hommes investissent dans des biens durables, tels que la maison ou la voiture, les femmes se chargent des dépenses du quotidien comme les courses alimentaires. Lecoq exprime cette répartition par une formule percutante : “Petit salaire, petite dépense. Gros salaire, grosse dépense”. En d’autres termes, les hommes, statistiquement mieux rémunérés, assurent les frais conséquents, alors que les femmes s’occupent des frais courants. Une dynamique avantageuse pour les hommes dans l’édification d’un patrimoine solide, mais handicapante pour les femmes qui voient leurs économies disparaître dans les caddies de supermarchés. C’est au moment de la séparation que la note est salée. L’homme repart avec ses investissements et la femme avec ses pots de yaourt vides, vestiges de ses dépenses. 

Cette répartition inégalitaire contribue à l’accumulation de biens pour les hommes, mais renforce les inégalités voire violences économiques subies par les femmes au sein du couple. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, en moyenne l’écart de revenus entre les hommes et les femmes en couple atteint 41%, contre 9% pour les personnes célibataires (Baromètre des Intentions et du Pouvoir d’achat – L’ObSoCo, mars 2024). Un déséquilibre souvent irréparable, comme l’explique la docteure en sociologie Ingrid Voléry dans son article « Les partages financiers au sein des couples : principes de justice et rapports de genre », “les routines mises en place dès la première cohabitation vont façonner le mode de gestion financière du couple qui s’inscrira dans le temps”. 

Le patriarcat, moteur de l’inégalité économique 

A la racine de ces inégalités se trouve le patriarcat, un système imposant des visions essentialistes qui induisent un ensemble d’attitudes et de manières d’être. Ces stéréotypes, intégrés dès l’enfance et renforcés par les institutions (école, travail, famille, Etat…), conditionnent les comportements et les choix dans le couple. 

Dans un schéma de couple archaïque subsiste la vision de l’homme comme pourvoyeur financier, tandis que la femme est cantonnée à la gestion domestique et parentale. Pour conséquence directe, les femmes réduisent leur temps de travail pour s’occuper du foyer. Selon l’Insee, 1,2 million de femmes travaillent à temps partiel, contre 471 800 hommes. Moins actives sur le marché du travail, elles perçoivent un revenu moindre et tentent de compenser l’écart de budget en s’occupant des dépenses quotidiennes, financièrement incapables d’investir dans des biens durables. 

Cette dynamique, loin d’être un choix individuel, est un conditionnement social façonné par la société patriarcale. Avec cela, l’écart de patrimoine entre les femmes et les hommes a presque doublé en vingt ans, passant de 9% en 1998 à 16% en 2015. Le mode de gestion financière au sein des couples hétérosexuels accentue cette disparité. Alors qu’une grande majorité des couples Français possèdent un compte commun, dans les relations sans partage des dépenses les hommes prennent davantage en charge les dépenses matérielles (voiture, loyer). Un déséquilibre plus important chez les 25% des couples n’ayant pas de compte joint. 

Une répartition des dépenses qui appauvrit les femmes lors des séparations, celles-ci perdent en moyenne un quart de leur niveau de vie l’année suivant la rupture, tandis que les hommes le voient augmenter de 12%. Un bilan soulevant des questions sur les raisons de la paupérisation des femmes dans le couple et leur exclusion de l’espace professionnel. 

Le travail invisible et la charge mentale des femmes 

Plafond de verre (1), discriminations à l’embauche, sexisme ou manque de parité, les femmes surmontent plusieurs obstacles dans le monde du travail. 

L’inégalité financière au sein du couple s’explique alors par le travail gratuit et la charge mentale assumés par les femmes. Lucile Quillet, dans Le prix à payer. Ce qui le couple hétéro coûte aux femmes (Les liens qui libèrent – 2021), explique que la femme subie de nombreux coûts invisibles participant à son appauvrissement.  

“Le problème quand on parle d’argent, c’est qu’on ne parle que de celui qui existe, celui qu’on dépense, et pas de celui que les femmes ne toucheront jamais à cause du temps dédié à la famille”.

Une perte de gain dû au coût d’opportunité, désignant l’impact financier du temps réservé à la famille au détriment de la carrière. Un parent sur cinq doit garder son enfant faute d’argent ou de place dans les crèches publiques, un travail non rémunéré qui pèse majoritairement sur les femmes. Un coût auquel s’ajoutent les coûts esthétique, de contraception et de charge mentale. Cette charge cognitive, doublée souvent d’un contrecoup physique, impacte l’ascension professionnelle des femmes qui peinent à articuler les différents temps sociaux ; où concilier vie familiale avec ambitions professionnelles est une réalité compliquée. En 2010, les femmes prenaient en charge 71% du devoir parental et consacraient en moyenne 4h par jour aux tâches domestiques, contre 2h pour les hommes (Insee). Théorie du pot de yaourt et travail gratuit vont de pair, ils sapent les perspectives de carrière et l’indépendance financière des femmes, creusant l’écart de patrimoine avec leurs homologues masculins. 

Le patriarcat perpétuant les rôles et stéréotypes de genre appauvrit les femmes économiquement, professionnellement et matériellement, leur laissant des pots de yaourt vides et les épaules lourdes d’inégalités. 

Le Portrait Express

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Titiou Lecoq, de son vrai nom Audrey Lecoq, est une journaliste, romancière et essayiste féministe Française. Elle commence sa carrière en lançant le blog Girls and Geeks en 2008 sur lequel elle partageait sa réflexion sur la culture numérique. Engagée, elle collabore avec divers médias pour lesquels elle traite des sujets politiques et sociétaux importants. Elle publie plusieurs romans et essais féministes, tels que Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale (2017) ou Les Grandes Oubliées : pourquoi l’histoire a effacé les femmes (2021), et plus récemment Les Femmes aussi ont fait l’Histoire (2023).

Notes : (1) : “L’ensemble des obstacles visibles et invisibles qui séparent les femmes du sommet des hiérarchies professionnelles et organisationnelles” d’après la sociologue J. Laufer.

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