Julia BARTOLINI | Le 10 février 2025 s’est déroulé la 59ème édition du Super Bowl, opposant les Philadelphia Eagles et les Kansas City Chiefs. À cette occasion, Kendrick Lamar s’est approprié la pelouse du Caesars Superdrome, la transformant en théâtre de luttes politiques et sociales.
Une Grande Première
Même si la scène du Superbowl n’était pas inconnue du rappeur, il s’agissait de la première fois qu’un artiste hip-hop solo était la tête d’affiche du fameux spectacle de la mi-temps. Il avait accompagné en 2022 Dr.Dre, Snoop Dogg, Eminem, Mary.J et 50 Cent, et avait interprété son célèbre titre Alright. Cette fois-ci, c’est bien tout seul que Kendrick Lamar a enflammé le Super Bowl et Internet. En effet, la performance du rappeur, originaire de Compton, semble diviser les spectateurs.
Certains la saluent, affirmant même qu’il s’agit du meilleur spectacle de la mi-temps du Super Bowl, surpassant celle de Michael Jackson en 1993. Petit retour en arrière, Michael Jackson est le premier artiste à se produire sur la scène du Superbowl en 1993. Jusqu’ici, la mi-temps du Superbowl laissait place à des fanfares, des majorettes, des confettis à foisons. La réaction des spectateurs face à ce spectacle décousu était de changer de chaînes pendant ces 15 minutes. En réaction à la perte d’audience conséquente, une idée émerge : faire appel à des artistes, Michael Jackson semble être le candidat parfait pour inaugurer ce nouveau dispositif puisqu’il est, à ce moment-là, à l’apogée de sa carrière. Ce spectacle amène, environ, 1.3 milliard de spectateurs en plus sur la chaîne (soit une hausse d’audience de 22% comparé à la première partie du match). De plus, Michael Jackson deviendra l’exemple type de ce que doit être la mi-temps du Superbowl.
En ce sens, même si Kendrick Lamar a provoqué une onde de choc semblable à Michael Jackson suite à son show, ses détracteurs pointent du doigt le message politique évident véhiculé tout au long du concert. Jugé “trop politique”, certains ont estimé qu’une performance aussi engagée n’avait rien à faire dans un événement sportif de cet ampleur puisque la majorité des spectateurs désirent seulement se divertir, au lieu de réfléchir aux défaillances du système politique actuel des Etats-Unis.
Détournement de symboles forts
Le spectacle s’ouvre sur Samuel L.Jackson incarnant l’Oncle Sam : symbole du patriotisme américain, affirmant : “Salutations, it’s your Uncle Sam, and this is the Great American Game” (“Salutations, c’est votre Oncle Sam et voici le grand jeu américain”).Petit rappel historique : l’Oncle Sam serait inspiré de Samuel Wilson, qui fournissait de la viande aux troupes américaines lors de la guerre contre les anglo-saxons en 1812. Le personnage gagne en popularité lors de la première guerre mondiale avec la célèbre affiche de recrutement “I want YOU for the U.S army”. Avec le temps, le personnage est resté célèbre, à la façon de Marianne en France, il représente le stéréotype de l’américain engagé pour sa patrie.


Ici, Samuel Jackson incarne une version satirique de l’Oncle Sam, c’est-à-dire les valeurs de la “bonne” Amérique qui tente tout au long du spectacle de réduire au silence Kendrick Lamar afin qu’il se comporte comme un “bon américain”. Après la performance de Squabble Up, l’Oncle Sam intervient : “No, no, no, no ! Too loud, too reckless, too…ghetto” (“Non, non, non, non ! Trop bruyant, trop dangereux, trop…ghetto”). Pourtant, après la performance de Luther et All the Stars avec la chanteuse SZA, qui sont des morceaux aux sonorités davantage pop (donc plus “douces”), l’Oncle Sam se réjouit : “That’s what I’m talking about ! That’s what America wants !” (“C’est de cela dont je parle ! C’est ce que l’Amérique veut !”). Une sorte de dualité se crée entre la figure patriotique de l’Oncle Sam et Kendrick Lamar qui met en scène les attentes de la société américaine à travers sa scénographie, attentes auxquelles il refuse de se plier.
Cette tension devient plus évidente après que l’Oncle Sam ait reproché au rappeur que sa musique était trop “ghetto”. Il performe par la suite son titre Humble au milieu de danseurs arborant les couleurs du drapeau américain.

Le choix de cette musique, spécifiquement après les paroles de l’Oncle Sam, a été perçu comme une sorte de provocation, à cause des paroles de cette dernière. Son refrain étant : “Be humble, sit down” (“Soit humble, assieds-toi”), ces paroles ont été comprises comme la retranscription de ce que la société américaine attendait des artistes Afro-Américains mais également des citoyens Afro-Américains, c’est à dire de se taire et d’obéir gentiment. Cette théorie a séduit les internautes, notamment renforcée par la présence de l’ancienne joueuse de tennis, Serena Williams.
En plus d’être une provocation directement envoyée au rappeur Drake, les spectateurs l’ont vu effectuer le Crip Walk, lorsque Kendrick Lamar interprète Not like Us. Pas de danse qu’elle avait effectué lors de sa victoire contre la joueuse Maria Sharapova aux Jeux Olympiques de 2012 à Londres. Elle avait, à l’époque, été accusée de promouvoir la création de gangs ainsi que l’exercice de leur violence à cause de cette danse, celle-ci ayant été créé par un membre des Crips dans les années 70 à Los Angeles.Elle aussi ne se plie pas aux attaques de la presse et du public, c’est un bras d’honneur qu’elle fait aux critiques reçues en réitérant sa danse fièrement, et cela en regardant directement la caméra.
Un message contre la politique de Trump
Kendrick Lamar incorpore également des références à des slogans de la lutte pour la justice des Afro-Américains. Au début de sa performance, il scande : “The revolution is about to be televised, you picked the right time with the wrong guy” (“La révolution est sur le point d’être télévisée vous avez choisi le bon moment mais le mauvais gars”). Cette phrase pourrait-être une référence au morceau de Gil Scott-Heron : The Revolution Will Not Be Televised. Le poème polémique sur le rôle des médias de masse, et sur l’ignorance de l’Amérique blanche sur la dégradation des conditions de vie dans les cités, massivement peuplées par les Afro-Américains.
Le poème a par la suite été grandement diffusé lors de manifestations pour l’égalité des droits. Le détournement de cette phrase pourrait constituer une sorte de rappel des luttes des Afro-Américains. C’est avant d’interpréter Not Like Us que Lamar fait, sans doutes, la plus directe des références. En effet, il glisse : “40 acres and a mule, this is bigger than the music” (“40 acres et une mule, c’est bien plus grand que la musique”). 40 acres (environ 16 hectares) et une mule, c’est ce qui a été promis aux esclaves affranchis juste avant la fin de la guerre de Sécession, écrit dans les Orders N.15 par le général W.T.Sherman en janvier 1865. Ces ordres militaires ont été révoqués en octobre de la même année, depuis, “40 acres and a mule” évoque les promesses non-tenues faites auprès des esclaves Afro-Américains.
Par la suite, ces paroles furent utilisées pour rendre compte du manque d’accès à la terre, et donc la difficulté pour les citoyens Afro-Américains de devenir financièrement indépendants et prospères. Il fait, aujourd’hui, office de slogan dans diverses manifestations.
Des messages forts qui s’opposent directement à l’élection du 47ème président Américain Donald Trump, qui a récemment mis fin à toutes les politiques DEI (diversité, équité, inclusion). Cette politique visait à promouvoir l’inclusion ainsi que la lutte contre la discrimination de groupes minoritaires. Elle permettait notamment une égalité dans l’emploiement, c’est-à-dire que, sur le plan légal, aucune différence ne pouvait être faite entre deux personnes se présentant pour un même poste.
Face à ces récentes décisions, qu’est-ce que les Américains doivent craindre pour la suite ?
Kendrick Lamar semble lancer un message d’authenticité face à une société remodelée par Donald Trump, mais également un message de résistance : la “bonne” Amérique, est-elle si vertueuse que ça ? Faut-il se contenter de se taire et d’obéir gentiment ?
