Eva-Luna DRUBIGNY | Albert Camus, écrivain engagé du XXe siècle, a souvent évoqué un projet en trois étapes. Le 10 décembre 1957, à Stockholm, lors de son Discours de réception du Prix Nobel de littérature, l’écrivain déclare : « Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre […] dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait […] au centre d’une lumière crue ? » Cette déclaration souligne l’importance de ses amitiés et de l’amour en général dans son œuvre.
Après l’absurde et la révolte, quelle place occupe l’amour dans l’univers camusien ?
Un théoricien de l’absurdité existentielle
Albert Camus commence à percevoir l’absurde durant sa jeunesse, marquée par la mort précoce de son père, sa vie modeste en Algérie ainsi que sa lutte contre la tuberculose. Ces expériences lui ont forgé une sensibilité aiguë à l’absence de sens de la condition humaine.
Paradoxalement, l’homme aspire toujours à un sens, à une recherche continuelle de cohérence dans un monde qui n’en offre pas.
Qu’est-ce que l’absurde selon Camus ?
Son premier essai, Le mythe de Sisyphe s’ouvre sur la phrase suivante « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » Cette déclaration est majeure dans l’œuvre de l’auteur et fonde toute sa pensée : l’absurdité de l’existence. Surgit aussitôt un questionnement radical : à quoi bon vivre ? L’absurde touche alors à la vérité première de l’existence et il ne s’agit plus d’une pensée mais bel et bien d’un sujet qui touche à la racine de notre essence, non pas comme une vérité absolue, mais comme un constat incontournable de la condition humaine.
L’absurde naît, explique-t-il, de cette confrontation entre le désir humain de sens et le silence déraisonnable de l’univers. L’homme est ainsi « jeté absurdement dans le monde » sans qu’une essence ou un Dieu créateur ne puissent lui dicter ses actions. L’univers, indifférent à notre existence, est dénué de signification ultime et ne répond pas aux aspirations humaines. Ainsi, naît un premier cycle composé de L’Étranger (1942), Le mythe de Sisyphe (1942) et Caligula (1944).
Le monde où nous vivons, marqué par l’indifférence, la monotonie, et la mort inéluctable, ne possède aucun sens. Pourtant, l’homme, face à cette absurdité, peut choisir de vivre pleinement en l’assumant.
La révolte, une réponse à l’absurde
Camus rejette les systèmes philosophiques qui prétendent apporter une réponse définitive et globale, et réduisent ainsi la complexité de l’existence à une vision rigide et dogmatique, y compris l’existentialisme athée de Jean-Paul Sartre, compagnon dissident de l’écrivain. Bien qu’ils partagent le constat de cette absence de sens, leur manière d’y répondre diverge : Sartre insiste sur la liberté absolue de l’homme condamné à se choisir, Camus incite à une révolte. Il affirme alors que « constater l’absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement » (Actuelles I).
Dès le premier cycle camusien, la révolte est bien présente. Mersault dans La Mort heureuse mais aussi Caligula se révoltent contre la condition mortelle qui condamne l’être humain. Entre vie rêvée et conscience de la mort, ces deux personnages incarnent deux réponses distinctes : l’acceptation d’une existence absurde pour l’un, la tentative vaine d’imposer une cohérence au monde pour l’autre.
L’absurde se distingue du nihilisme par la volonté de son initiateur de vivre pleinement malgré l’absurde, il choisit alors de renoncer à sombrer dans le désespoir. Au lieu de dire « Pourquoi faire tout ça si, de toute façon, on va tous mourir et que rien ne compte vraiment ? », Camus décide de déclarer « Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le « cogito » dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lien commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. »
Dans un deuxième cycle, composé de La peste (1947), Les Justes (1948) et L’homme révolté (1951), Camus établit que la révolte débute par une réaction individuelle face à l’injustice de l’existence. La révolte n’est pas seulement un acte de refus ou de désespoir, mais une affirmation de la vie et de la dignité humaine. Dans L’homme révolté, il distingue plusieurs moments de la révolte et écrit qu’elle est au service d’une cause : « La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. » Cette révolte crée un lien entre les individus et permet d’entrer en communion avec autrui. Quand l’individu se révolte, il affirme non seulement sa propre dignité, mais aussi celle des autres.
Vers un troisième cycle : l’amour
« Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne pas aimer. » écrit Camus dans Retour à Tipasa, une nouvelle du recueil L’Été. Décédé en 1960 d’un accident de voiture (une mort qu’il jugeait lui-même absurde), l’auteur ne put boucler son œuvre.
Dans le Dictionnaire amoureux d’Albert Camus, Mohammed Aïssaoui et Catherine Camus rappellent que l’auteur avait conçu son oeuvre autour de trois cycles fondamentaux : « L’Absurde. La Révolte. L’Amour. » En effet, après avoir exploré la confrontation entre l’homme et un monde dépourvu de sens, puis la nécessité d’une révolte, Camus envisageait un dernier cycle, resté inachevé, consacré à l’amour.
Lorsque nous lisons les œuvres de Camus, il est impossible de ne pas se rendre compte de l’importance considérable qui est apportée à l’amour. Avec Le Premier Homme, Camus semble amorcer ce troisième cycle, en explorant un amour fondateur : celui de la mère et de l’enfance. Ainsi, entre amour de la mère, de la femme, amitié et plus largement de la nature, l’auteur nous permet d’entrevoir sa dernière solution. L’amour apparaît comme un sentiment illusoire mais aussi comme un sentiment profond et essentiel.
Dans Le mythe de Sisyphe, Camus développe la notion de « Don juanisme », il souligne l’importance de se défaire de cette idée d’amour éternel qui n’est qu’illusion. En effet, cela ne fait que « consolider » l’absurde. Don Juan, séducteur insatiable, est un personnage éponyme de Molière et qui doit sa première apparition à la pièce Tirso de Molina en 1630. Il doit être perçu comme un exemple de cette lucidité : « Il n’y a d’amour généreux que celui qui se sait en même temps passager et singulier. » Le personnage de Clamence, dans La peste, agit comme un Don Juan et fait le bilan de sa vie amoureuse : « Je les aimais, selon l’expression consacrée, ce qui revient à dire que je n’en ai jamais aimé aucune. » Caligula illustre cette notion paradoxale. Il constate les fragilités des relations et affirme que l’amour n’existe pas. Néanmoins, il souffre profondément de ce manque, s’emporte et nous comprenons qu’il s’agit d’un besoin inhérent à la condition humaine.
L’amour selon Camus, malgré sa vision contradictoire, prend une grande place dans son œuvre. Il n’ignore pas toute la complexité de ce sentiment mais cela reste naturel. Nous l’observons aux travers de ses nombreuses correspondances notamment avec l’actrice Maria Casarès. Les lecteurs sont plongés dans près de quinze ans d’échange poignant entre les deux amants. Camus y déclare dans une lettre datée du 21 juillet 1958 : « Tu es ma douce, ma tendresse, ma savoureuse aussi, et mon unique. […] Auprès de toi, le monde entier n’est pour moi qu’une ombre décolorée. »
Ainsi, l’amour permet de lier les êtres, de créer du sens là où le monde n’en propose pas. Aimer, c’est refuser l’indifférence en affirmant la valeur des relations humaines, de l’instant présent et partagé.
La célèbre conclusion du Mythe de Sisyphe : « Il faut imaginer Sisyphe heureux » expose clairement cette idée. Pour Camus, le bonheur ne réside pas dans la recherche d’un sens à la vie mais dans la pleine conscience de l’absurdité du monde. Sisyphe accepte sa condition et dans le cadre de l’amour, nous comprenons : se libérer de l’absurde et aimer.
D’après vous, quels aspects Camus aurait-il pu explorer dans ce dernier cycle ?
Sources :
- Oeuvres et correspondances d’Albert Camus
- Dictionnaire amoureux d’Albert Camus, Mohammed Aïssaoui avec la complicité de Catherine Camus, 2023
- Dictionnaire Albert Camus, sous la direction de Jeanyves Guérin, 2009
- Podcast Spotify « CAMUS – L’absurde », Le Précepteur, 30 mars 2021
- Article de Jérôme Garcin « Albert Camus, la mort « absurde » », Le Nouvel Obs, 4 janvier 2014
