Delia ARRUNATEGUI | J’ai découvert un musée qui retrace l’odyssée des émigrants européens ayant traversé l’Atlantique entre 1873 et 1934 en quête d’une vie meilleure. Ce voyage a non seulement transformé leurs vies, mais a également joué un rôle crucial dans le développement de l’Amérique. Le musée Red Star Line, situé à Anvers, nous invite à suivre les traces de ces migrants et nous offre un aperçu authentique du phénomène migratoire.

Voyager est pour moi l’un des plus grands plaisirs. Découvrir de nouveaux endroits, explorer des villes et échanger avec des personnes aux vécus et cultures parfois différents est à la fois stimulant sur le plan intellectuel et personnel. Grâce à mes parents, dont les emplois leur permettaient de vivre à l’étranger, j’ai eu la chance de voyager dès mon plus jeune âge. Ainsi, je n’ai pas de souvenirs précis d’une seule maison familiale, d’une école ou d’amis d’enfance, mais plutôt de plusieurs maisons, écoles et amis dispersés aux quatre coins du monde.
Je pense que le fait d’avoir été considérée comme « étrangère » dans différents pays tout au long de ma vie a naturellement accru ma compréhension et mon empathie envers les expatriés et les migrants, surtout en ce qui concerne leur quête de créer une vie et des attachements dans un pays étranger. Bien sûr, chaque expérience est unique et aussi variée que les individus qui les vivent, mais malgré cela, je trouve qu’il y a des points communs qui lient et unissent ceux qui voyagent vers de nouvelles « terres » dans la quête d’une vie meilleure ou à la recherche de nouveaux horizons pour combler un vide quelconque.
Comprendre les migrations de manière plus intime
Pendant le cours « Culture, art et esthétique au sein de l’initiative « Nouvelle Route de la Soie » de la Chine », proposé par l’Université d’Anvers et que j’ai suivi en ligne dans le cadre de l’Alliance YUFE, j’ai découvert l’existence d’un musée consacré à la migration, situé dans un lieu chargé d’histoire : le Red Star Line à Anvers en Belgique. Ce musée occupe les anciens entrepôts de la ligne maritime Red Star Line et propose une expérience immersive sur le vécu des émigrants européens qui ont traversé l’Atlantique à bord des paquebots de cette compagnie maritime fondée en 1871. Plus de deux millions de personnes ont voyagé depuis Anvers à la recherche d’une terre outre-Atlantique leur offrant plus d’opportunités. Cette grande vague d’émigration vers les États-Unis et le Canada a eu lieu entre 1850 et 1930.
Motivée par cette histoire impactante et émouvante, j’ai contacté la professeure de mon cours anversois, l’anthropologue Ching Lin Pang, pour lui demander plus de précisions sur ce musée et lui exprimer mon envie de le visiter. Elle m’a répondu avec grande amabilité et, cerise sur le gâteau, m’a également informée qu’elle était la commissaire d’une exposition à venir dans ce musée sur la communauté chinoise d’Anvers, l’une des plus anciennes et des plus importantes de Belgique, comprenant entre 30.000 et 40.000 habitants d’origine chinoise.
Ma curiosité et mes attentes étaient à leur comble ; ce même après-midi, j’ai réservé mon billet de train pour Anvers, impatiente de découvrir le parcours de ces migrants si déterminés et prêts à tout pour surmonter l’adversité. Ces récits me touchent profondément et personnellement.
Une histoire de travail, de bonne table et de réussite

Arrivée à la majestueuse Gare Centrale d’Anvers, j’ai rapidement pris le tramway pour me rendre au musée. Là-bas, la professeure Pang m’a guidée à travers l’exposition « Bonheur familial », dont elle est la curatrice, qui retrace l’histoire de trois familles chinoises pionnières et de leurs restaurants, y compris celui de sa propre famille. Ces familles ont introduit la cuisine chinoise en Belgique dès les années 1950, parfois adaptant les recettes aux goûts locaux.
L’exposition, qui se tient du 30 janvier au 4 mai, est construite autour d’interviews, de documents d’archives familiales et des œuvres du photographe Vincen Beeckman. Certains clichés retracent les étapes de la vie de ces migrants, de leur départ à leur installation en Belgique. En observant les photos familiales, je me suis immergée dans une histoire qui raconte silencieusement la détermination, la résilience et parfois le succès de ces familles.

Le titre de l’exposition “Bonheur familial” fait référence non seulement à l’importance des relations socio-économiques entre les membres d’une famille chinoise d’une génération à l’autre, mais aussi au nom d’un plat spécifique de la cuisine de Chine méridionale. C’est un sauté composé de viande, poisson, tofu et divers légumes. Grâce à la richesse des ingrédients, chaque membre de la famille y trouve son bonheur.

Photos prises à l’exposition “Bonheur familial”. Haut : crédit Bente Vandekeybus. En bas à gauche : Le père de la curatrice Ching Lin Pang avec un homme d’affaires chinois. Au centre : le cuisinier Yip dans la cuisine du restaurant Nam Fong de la famille Pang. En bas à droite : Ching Lin Pang et moi.
Les années 1950 : une époque de découverte
Les années 1950 à Anvers se révèlent à mes yeux à travers des photos en noir et blanc montrant des foules attirées par les restaurants chinois, décorées pour correspondre à l’imaginaire européen de l’orientalisme. Ces lieux offraient aux Anversois une expérience dépaysante, leur permettant d’embrasser un certain cosmopolitisme. C’est en partie grâce au boom des restaurants chinois que le « Chinatown » d’Anvers s’est développé.
La professeure Pang a partagé avec moi une partie de l’histoire de sa famille. Son père, ancien agent de police à Hong Kong, est venu à Anvers pour travailler dans un restaurant tenu par un homme d’affaires chinois ayant déjà fait fortune dans le monde de la restauration. Cette expérience lui a permis d’apprendre le métier et d’ouvrir à son tour son propre restaurant en 1970. Ensuite, toute la famille s’est investie dans cette entreprise familiale.
Elle m’a aussi confié que les trois premières années ont été marquées par un travail très intense, même pour les enfants : « Entre 1970 et 1973, le restaurant était ouvert tous les jours de midi à 4h du matin. Je me souviens encore très bien de notre premier jour de congé. Toute la famille est allée au zoo d’Anvers. » Elle précise que pendant son enfance, elle et ses frères et sœurs n’avaient pas le temps de jouer. Ils rentraient de l’école et commençaient à travailler dans le restaurant. Malgré cela, elle garde un souvenir joyeux de ces années, car ils étaient ensemble. Elle ajoute qu’elle a acquis, et garde, une grande dextérité dans le découpage des légumes et le désossage de n’importe quelle volaille !
Les trésors du musée Red Star Line

Après avoir visité l’exposition “Bonheur familial”, j’ai pris un café aux alentours du musée pour bien intégrer tout ce que j’avais vu et reprendre la visite avec tous les sens bien éveillés. Je suis montée au premier étage où est racontée l’histoire des bâtiments et des navires (leur équipement et leur gestion). C’est dans cet espace que sont exposés des documents historiques importants, comme l’acte de fondation de la Red Star Line, ainsi que des maquettes de navires, offrant aux visiteurs un aperçu de l’histoire maritime de la compagnie. Ensuite, je suis entrée dans une salle où l’histoire de l’humanité est présentée à travers le prisme de l’émigration, grâce à une ligne de temps et vingt témoignages personnels. Chacune de ces histoires représente une période de grands flux migratoires, depuis la dispersion de l’homme moderne (entre 60 000 et 40 000 avant Jésus-Christ), jusqu’aux crises migratoires actuelles. La période de la Red Star Line est illustrée par l’histoire d’Irving Berlin, qui, enfant, a traversé l’Atlantique et est devenu l’un des principaux compositeurs de musique populaire américaine. Il a notamment écrit « White Christmas », interprété par Bing Crosby, le single le plus vendu de l’histoire, et « God Bless America », souvent considéré comme l’hymne national officieux des États-Unis. Pour compléter le concept de cette salle, une mappemonde multimédia offre un kaléidoscope d’images qui mettent en lumière le visage humain de l’émigration et de la mobilité.
Une expérience immersive : derrière les pas des émigrants

Dans la salle suivante, j’ai découvert les différentes étapes du voyage que les émigrants européens ont dû suivre dans leur odyssée vers le Nouveau Monde. Huit box thématiques sont traités sur deux niveaux : une agence de voyages de Varsovie, un compartiment de train, la ville d’Anvers, le bâtiment de la Red Star Line, le pont d’un transatlantique, l’intérieur d’un navire, l’arrivée à Ellis Island et la vie nouvelle aux USA. Grâce à des images d’archives, une scénographie d’ambiance et des objets authentiques, j’ai pu m’imaginer ce que fut leur parcours. À travers les histoires personnelles des passagers de la Red Star Line, où ils partagent leurs récits, leurs espoirs, parfois leurs déceptions ou leurs succès, j’ai pu ressentir à quel point cette expérience a été bouleversante pour ces voyageurs intrépides. La plupart sont restés anonymes dans l’histoire, mais pour certains, leur renommée a mis en lumière leur parcours. C’est le cas d’Irving Berlin et aussi d’Albert Einstein, qui ont tous deux traversé l’Atlantique en tant que passagers de la Red Star Line.
À la fin de la visite, je découvre une salle qui nous ramène à l’actualité avec une installation visuelle et sonore de récits d’émigration contemporains. Les images et les témoignages, bien que séparés par plus d’un siècle de ceux des passagers de la Red Star Line, résonnent comme des échos. Les migrants quittent toujours leur lieu de résidence le cœur lourd, motivés par diverses contraintes : guerres, persécutions politiques, manque d’opportunités, ou même par amour. Ils laissent derrière eux une vie et des êtres chers, portés par l’espoir d’une vie meilleure.
L’émigration est-elle un droit fondamental ?
L’émigration est une composante intrinsèque de l’humanité. L’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme stipule que toute personne a le droit de quitter son pays. Cependant, rien n’oblige un pays à accepter et à intégrer ceux qui arrivent de l’étranger. La solidarité et les droits humains jouent un rôle régulateur, offrant jusqu’à présent des options à ceux qui doivent s’exiler ou simplement immigrer. Toutefois, avec l’augmentation des flux migratoires, les portes se referment rapidement, même dans les cas les plus désespérés.
Cette visite au musée Red Star Line m’a permis de découvrir des histoires de migrants aux contextes très différents, mais avec des ressemblances frappantes. La quête d’une vie meilleure, pour soi-même ou pour les membres de sa famille, se répète à travers le temps et les cultures, révélant un trait universel de l’humanité. Seules les origines des flux migratoires et leur accueil dans les pays hôtes varient.
Je pense qu’il est crucial de repenser les migrations de manière détachée des courants politiques. Prendre du recul et s’informer pour mieux comprendre ce phénomène est l’antidote le plus efficace contre les discours simplistes. Dans ce contexte, le rôle des musées, comme celui du Red Star Line, est essentiel. Ces institutions contribuent à la mémoire collective et offrent une perspective historique et humaine sur les migrations, nous aidant à mieux comprendre leur impact et leur complexité.
Adopter une approche plus lucide sur cette question, de plus en plus présente dans le débat public, est essentiel pour que nos opinions envers les migrants restent logiques et bienveillantes. Cela permettra d’impulser la mise en place de politiques publiques plus justes, que nous pourrons pleinement assumer lorsqu’elles seront inscrites dans nos législations et dans les livres d’histoire pour les générations futures.
Un peu de vocabulaire pour bien se repérer :
- Migrants : Personnes qui se déplacent d’un lieu à un autre, souvent pour s’installer temporairement ou définitivement.
- Immigrants : Personnes qui arrivent dans un pays étranger avec l’intention de s’y établir de manière permanente ou pour une longue durée.
- Émigrants : Personnes qui quittent leur pays d’origine pour s’installer dans un autre pays.
Site du musée Red Star Line : Red Star Line
Rappel : l’exposition se tient du 30 janvier au 4 mai 2025 !
