Nadège BARRE | Il suffit de passer par l’un des nombreux parkings de la forêt japonaise d’Aokigahara, pour être frapper par la présence de voitures laissées à l’abandon. Surnommé “la forêt des suicides” et située au pied du mont Fuji, la “mer d’arbre” s’étend sur plus de 35km². Ce qui en fait un lieu privilégié des touristes pour observer paysages et lacs mais également un lieu mystérieux enclin à la tendance du tourisme noir.

Le dark tourism, ou tourisme noir en français, consiste à placer le touriste en position de voyeur devant des scènes spectaculaires, macabres ou catastrophiques. Avec Fukushima, Aokigahara est le lieu le plus connu de tourisme noir au Japon. En effet, elle est mise en lumière par différents sites web qui la qualifie de “lieu le plus flippant au monde”. Début 2018, la forêt subit un regain de popularité en raison d’un vlog du youtubeur Logan Paul au Japon, où il filme un cadavre encore pendu.
Une forêt au lourd passé
En 864, le Mont Fuji entre en éruption. Sur la lave séchée pousse alors une vaste forêt portant officiellement le nom d’Aokigahara. Pourtant, les Japonais l’appellent Jukai, qui signifie “mer d’arbres », de par leur nombre abondant imitant le motif d’un océan depuis le Mont Fuji. Cela fait une trentaine d’années, depuis l’éclatement de la bulle économique japonaise, que la forêt a cette morbide réputation. Pourtant, ce phénomène prend racine au XIXe siècle. En effet, à cette époque les personnes âgées et les nourrissons étaient emmenés au milieu de ces arbres pour y être abandonnés afin de réguler la population. C’est le début d’un folklore sur les yukai, ces âmes en peine qui hanteraient Aokigahara et chercheraient à égarer les promeneurs trop aventureux. Au cours du XXe siècle, deux écrivains japonais décrivent la forêt comme propice au suicide : Seichō Matsumoto dans son livre Nami no tô (la Pagode des Vagues) en 1959 où le couple du roman se suicide à Aokigahara et Wataru Tsurumi en 1993 avec Kanzen jisatsu manyuaru (le manuel complet du suicide). Ce dernier est un best seller au Japon et est fréquemment retrouver à côté de victime du fait qu’il délivre des méthodes pour se suicider et indique un itinéraire pour éviter d’être retrouvé dans le Jukai.
Vibrer par l’indice d’un passage
C’est le frisson que procure la découverte d’une tente, d’une chaussure ou d’un ticket de supermarché qui pousse les touristes à s’enfoncer toujours plus loin dans la mer d’arbres. Souvent, ils empruntent le même itinéraire que les disparus. En effet, les personnes indécises de passer à l’acte utilisent du fil en plastique coloré ou du ruban adhésif en guise de fil d’Ariane pour ne pas se perdre. Ainsi, ils se laissent le choix de revenir sur leurs pas, comme sur leur décision. Certains campent également plusieurs jours dans la forêt pour dresser le bilan de leur vie et ainsi décider d’en sortir ou d’y rester. C’est pourquoi il est commun de retrouver des tentes, parfois même un cadavre à l’intérieur. Les Japonais ne souhaitent pas être considérés comme des nuisances pour la société, de sorte que certains pensent à mourir seul, en secret et de préférence à n’être jamais retrouvé. Ainsi, certains touristes en quête de sensations fortes suivent particulièrement ces cordages pour retrouver des corps.
Sortir des sentiers, un danger sous estimé
Certains sentiers sont ouverts au public, d’autres non sous prétexte qu’il est facile de s’y perdre. Pourtant, s’il faut éviter de s’écarter des sentiers prédéfinis c’est aussi car en général, l’énorme majorité des Japonais s’en éloignent pour se suicider. Inversement, le tourisme noir invite à dépasser ces chemins balisés pour explorer la végétation et ses étranges fruits. Il est très difficile de se repérer dans ce labyrinthe végétal tant il y a de densité et donc très peu de points de repère. De plus, le magma qui compose son sol dérègle les boussoles qui ne sont pas fiables à tous les endroits de la forêt. Par ailleurs, c’est ce même magma qui rend difficile une exploration hors des sentiers battus. Effectivement, le sol n’est pas droit et la végétation a dû pousser de travers pour se développer, laissant alors les racines apparentes. Il y a donc un risque de blessure, à la cheville dans le meilleur des cas, mais également un risque de mort à cause de crevasses de plusieurs mètres de profondeur, dissimulées entre les feuilles mortes et la mousse.
“Allez crever à Tokyo”
“Votre vie est un don précieux de vos parents. Pensez à eux, à votre famille, à vos enfants ! Vous n’avez pas à souffrir seul, cherchez de l’aide !”. Cet avertissement est inscrit sur chaque panneau d’entrée des différents sentiers de randonnée d’Aokigahara. Il est visible par tous, de l’enfant qui s’y promène en sortie scolaire comme par le touriste de catastrophe. Culturellement, la société japonaise perpétue un cercle vicieux, entre tabous et crainte de déranger, qui favorise un fatal isolement social. Ainsi, ce panneau qui encourage à demander de l’aide n’est pas suffisant et réussit au mieux à rendre l’ambiance du Jukai encore plus effrayante pour les touristes. D’un autre côté, des habitants exaspérés de la région utilisent une approche qui se veut dissuasive en étant plus hostile. Par exemple, il est possible de trouver des messages comme “allez crever à Tokyo” sur des pancartes installées aux arbres. Par ailleurs, des familles endeuillées écrivent et déposent dans la forêt des hommages, tout comme les suicidés qui écrivent leurs dernières paroles et les accrochent à un arbre, comme leur corde, puis leur corps.
Sources :
La réalité de l’isolement social au Japon : l’assistanat critiqué et la peur d’être jugé
Suicide Forest in Japan (Full Documentary)
