GAUTIER Justine | La pièce Juste la fin du monde, écrite en 1990 par Jean Luc Lagarce, questionne la place des règles de mise en scène régies par le dramaturge lui-même, à travers une écriture de la pièce accordant une liberté iconographique. Cet article propose ainsi l’analyse de cette liberté et de l’écriture originale de la pièce.
Tout d’abord, Jean Luc Lagarce (1957-1995), un comédien français et metteur en scène de textes comme ceux de Beckett ainsi que les siens. Ses pièces sont contemporaines d’un contexte bouleversé : entre la fin de la guerre froide (1989) et la guerre du Golfe (1er et 2nd août 1990) ; on peut dire que Jean Luc-Lagarce, non seulement fait partie de la génération d’après-guerre, mais connaît également ses propres expériences de conflit géopolitique1. De plus, il connaît une avancée médicale par la découverte du virus que l’on connaît aujourd’hui comme le sida (autrefois appelé “Virus associé à une lymphadénopathie”, soit LAV), datant du 4 février 1983, dont le dramaturge sera diagnostiqué en 19882.
Il est également écrivain de récits de roman (L’Apprentissage, Le Bain, Le Voyage à la Haye), écrivain d’opéra (Quichotte), scénariste (Retour à l’automne) ainsi que dramaturge de pièces de théâtre comme : Derniers remords avant l’oubli (1987), Music Hall (1988), Les Prétendants (1989) et J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (1995)3…
Dans le cas de Juste la fin du monde, cette pièce met en scène un écrivain qui se sait condamné (on peut d’ailleurs y voir un rapprochement avec la maladie du dramaturge) et qui n’a jamais su trouver sa place et le bonheur dans la société dans laquelle il vit. Il décide alors d’assister à un repas de famille afin de l’annoncer aux différents membres qu’il n’a pas revu depuis un long moment. Or, les non-dits, les reproches et les questions se déversent à flot pendant cette journée de réunion familiale.
Cette représentation est mise en scène et scénographiée par Johanny BERT ainsi que jouée par :
- Vincent DEDIENNE dans le rôle de Louis, le personnage principal.
- Astrid BAYIHA dans le rôle de Catherine, belle sœur de Louis.
- Céleste BRUNNQUELL, dans le rôle de Suzanne, petite sœur de Louis.
- Christiane MILLET, dans le rôle de La Mère , la mère de Louis.
- Loïc RIEWER dans le rôle d’Antoine, frère de Louis.
Analyse de l’oeuvre et lien entre la représentation et l’oeuvre écrite
Le style des dialogues
Étant une pièce écrite au “langage parlé” et uniquement en dialogue, les personnages reformulent leurs phrases, se coupant même dans leurs propres prises de parole pour, par exemple, formuler une hésitation sur la formulation ou bien par rapport à un prénom, ou autre. Le spectateur, de cette façon, se perd dans toute cette oralité maladroite : c’est probablement volontaire. C’est en effet une représentation théâtrale qui reflète les incertitudes et les désordres appelés en littérature “l’épanorthose” (“figure de pensée qui consiste à revenir sur ce que l’on vient d’affirmer, soit pour le nuancer, l’affaiblir et même le rétracter, soit au contraire pour le réexpose avec plus d’énergie”4) au sein des repas familiaux et dans l’esprit des différents personnages. Alors ce désordre et ces questions se reflètent dans les prises de parole. Voici un exemple d’une prise de parole, celle de Catherine, la femme d’Antoine, le frère du personnage principal, lors de la scène 2 :
« CATHERINE. – Il porte le prénom de votre père
je crois, nous croyons, nous avons cru, je crois que c’est bien,
cela fait plaisir à Antoine, c’est une idée auquel, à laquelle, une idée à laquelle il tenait,
et moi,
je ne saurais rien y trouver à redire » (l.136 à 141)
On peut remarquer les incertitudes du personnage sur la conjugaison et la grammaire qu’elle exprime à voix haute, se coupant dans sa propre justification sur le choix du prénom de son fils. Cet exemple de prise de parole reprend un schéma qui se répète tout au long de la pièce de théâtre et des dialogues. L’intrigue essentiellement dans le dialogue, celui-ci remettant en question les règles de la discussion est une caractéristique présente dans d’autres théâtres contemporains comme Pour un oui pour un non (1982) de Sarraute qui reprend cette hésitation dans la parole.
Ainsi, après le visionnage de la représentation théâtrale, on comprend mieux la pièce quand la parole oralisée est écoutée plutôt que lue ; donc, on peut dire que Juste La Fin Du Monde est une pièce qui doit être vue, après ou avant la lecture. Je dis “doit” pour évoquer l’aspect d’une nécessité pratique : c’est-à-dire pour rendre la compréhension du récit plus accessible au spectateur. Car certaines pièces qui peuvent être comprises sans voir la représentation théâtrale ; je pense aux pièces de Marivaux où les didascalies indiquent le ton des prises de parole, la tenue des personnages, parfois leur position et expressions faciales : on lit la pièce écrite et on comprend ce qui se passe, ce que les personnages prononcent, pensent et font. En ce qui concerne cette oeuvre, pour utiliser un argument plus personnel et singulier : je n’ai compris parfaitement la pièce non après la lecture de l’œuvre mais après le visionnage de la représentation.
Le décor
De surcroît, un détail ressort également dans le jeu de la pièce éclairant l’écrit de cette dernière : le décor. Effectivement, lors de la pièce écrite, aucun détail de décor n’est précisé, à l’inverse de pièces de théâtre où même le décor est précisé à la suite de l’intitulé de la scène qui s’apprête à être lue, comme c’est le cas des pièces moliéresques ou bien celles de Victor Hugo. Alors que, lors de la représentation, différents meubles de différentes pièces sont suspendus au-dessus de la scène et, lorsqu’une scène se joue sur scène, les meubles spécifiques à la scène rejoignent les acteurs. Ce décor, en plus d’être organisé par une technique de positionnement bien pensée, ajoute une information qui joint plus de cohérence à la pièce. Ensuite, la pièce de la maison imaginée au sein du spectacle n’est pas non plus précisée par son écrit : c’est au réalisateur de désigner dans quelle pièce se joue telle scène.
À l’inverse, certaines actions et certains passages sont plus compréhensibles lorsqu’on lit la pièce : les rares didascalies “criant” ainsi que l’intermède séparant les deux parties de la pièce. En effet, ces quelques scènes furtives et absurdes sont décrites dans l’œuvre écrite mais, dans la logique, il ne l’est pas dans la pièce ; il est plus facile de deviner qu’il s’agit de l’intermède si la lecture de l’oeuvre se fait avant ou après le visionnage de la pièce jouée.
Le mouvement littéraire : un mélange de l’absurde et du classique ?
On peut le justifier par le mouvement artistique dominant de l’époque du dramaturge ainsi que par son style : l’auteur est en effet associé au “théâtre de l’Absurde”, un mouvement artistique, fruit des incertitudes sociales voire existentielles causées par la Seconde Guerre Mondiale et nourries par les conflits qui surviennent à sa suite, initié par des auteurs comme Eugène Ionesco et Samuel Beckett ; dont la pensée sous-jacente (l’existentialisme, c’est à dire une “doctrine selon laquelle l’être humain n’est pas déterminé d’avance par son essence*, mais libre et responsable de son existence”5, une idée rejetant l’existence du destin et du déterminisme) est initiée par l’écrivain Jean-Paul Sartre. Cette vision ainsi que le style artistique qui en découle voient une absurdité de l’existence se caractérisant par une absence de croyance et de déterminisme, laissant l’individu comme “amené à lui-même”. Dans le cas du théâtre de l’absurde, sa fonction est de remettre en question les conventions régissant les dialogues, les mises en scènes, les scénarios : les dramaturges se libèrent lors de l’écriture de leurs pièces6. C’est un mouvement cherchant l’intrigue essentiellement dans et par le dialogue.
Toutefois, on peut notifier un aspect “classique” à cette pièce. Tout d’abord, elle respecte la règle “des trois unités” (un lieu, ici la maison familiale ; un temps, ici une journée, et une action, ici une réunion familiale où les langues se délient). De plus, elle respecte la règle de bienséance puisque, malgré quelques scènes de dispute, aucune scène de mort, de bagarre, de sexe, etc… n’y figurent. La mort du personnage est bel et bien mentionnée mais pas représentée. Enfin, elle respecte la règle de vraisemblance car elle présente une situation familiale et des prises de parole crédibles, réalistes, notamment par leur imperfection. Car, en soit, les dialogues de la “vraie vie” sont rarement en vers, sans bégaiements ni hésitation ; lorsque l’on prend la parole, nos phrases ressemblent plus, selon moi, aux prises de parole des personnages de Juste la fin du monde qu’à celles des personnages du Cid de Pierre Corneille (1636) par exemple.
Ainsi, cette pièce de théâtre de Jean Luc Lagarce vacille entre le théâtre absurde et le théâtre dit “classique”.
Conclusion
C’est pourquoi on peut établir un lien entre la pièce de J.-L. Lagarce et cette nouvelle expression dramaturgique : la liberté dans le dialogue et, de manière plus générale, la liberté prise par rapport aux conventions du théâtre sur l’écriture et la mise en scène. La mise en scène est ainsi laissée libre à l’interprétation voire à l’innovation du metteur en scène et du scènographe, ce qui expliquerait cette importance de la mise en scène pour la compréhension du spectateur de l’œuvre et de son style.
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1 : “Fin de la guerre froide”, Le monde politique
2 : (15.05.2023), “40 ans de découverte du VIH : le virus responsable du sida est identifié le 20 mai 1983”, L’institut Pasteur
3 : Jean-Pierre Thibaudat, “Jean Luc-Lagarce”, Les Solitaires Intempestifs
4 : Morier, 1975, selon le Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales
5 : Définition du “Robert, dico en ligne”
6 : Anaïs Bonnier, “Le théâtre de l’absurde”, Théâtres, INA, France
