Ce que le cinéma ne veut toujours pas voir

Isnel TAGBO | Il y a des succès qu’on célèbre sans hésiter, et d’autres qu’on examine à la loupe, l’air soupçonneux. La différence ne tient pas toujours à la qualité de l’œuvre, ni même à ses résultats. Parfois, ce qui dérange, ce n’est pas que ça marche. C’est ce qui fait que ça marche.

©️ Hiroshi Sugimoto, Theaters


Prenons deux films récents : Sinners, un thriller horrifique réalisé par Ryan Coogler et Fanon, biopic du penseur martiniquais Frantz Fanon signé Jean-Claude Barny. Deux œuvres radicalement différentes, l’une hollywoodienne et saturée de tension, l’autre sobre, politique, enracinée dans l’histoire coloniale. Leur point commun ? Avoir été accueillies avec une certaine réserve, voire une gêne polie, malgré des signes clairs d’intérêt public.


Sinners explose le box-office mais hérite du statut peu envié de “succès à surveiller”. Fanon remplit ses avant-premières mais peine à franchir les portes des cinémas d’art et essais parisiens. Dans les deux cas, on dirait que la réussite n’est pas prévue au contrat – ou du moins pas sans condition.


Cet article propose de revenir sur ce réflexe bien rodé : celui qui fait que « l’excellence noire » doit s’expliquer, justifier sa présence, démontrer qu’elle est légitime. Pendant que, de l’autre côté, la médiocrité blanche continue de bénéficier d’un confort discret, mais solide.


On parlera donc de chiffres, de critiques, de vocabulaire piégé – “woke”, “excellence”, “universalisme” –, de cinéma, bien sûr, mais aussi d’un certain regard qui pèse sur les corps racisés dans tous les secteurs : culture, médias, éducation. Avec cette idée en toile de fond : en 2025, réussir n’est pas toujours un droit. Parfois, c’est encore un privilège à négocier.

Sinners : Quand le box-office ne suffit pas

On pensait que le chiffre allait faire taire les doutes : 63 millions de dollars en trois jours. Un lancement canon pour un film original, non adapté, classé R, porté par un casting majoritairement noir. Du jamais-vu depuis Nope de Jordan Peele. Et pourtant, dès le lundi matin, la presse américaine sort la calculette ; Le New York Times parle d’un succès “avec un astérisque”, Variety s’inquiète de la rentabilité à long terme, et les éditos s’alignent : il faudrait voir si ça tient.

Le film, c’est Sinners, dernier-né de Ryan Coogler, réalisateur encensé de Black Panther. Le genre : horreur sociale, ambiance tendue, mise en scène précise. Le propos n’est pas lourd, mais pas neutre non plus, manifestement, c’est déjà trop. À ce niveau, ce n’est plus du recul critique : c’est de la surveillance culturelle.

Il faut dire que le genre horrifique, quand il est manié par des cinéastes noirs, semble devoir être réhabilité à chaque film. Comme si la peur, la symbolique, le malaise mis en scène devenaient trop signifiants, trop politiques. Après Get Out ou Candyman, Sinners prolonge cette lignée d’un “cinéma du frisson” qui ne se contente pas d’effrayer, mais interroge les codes, les corps, les regards. Et dans une industrie qui célèbre volontiers l’horreur blanche comme un terrain d’auteur (Midsommar, The Witch, Hereditary), l’horreur noire, elle, doit encore “prouver” sa légitimité artistique.

Le public, lui, n’a pas attendu la permission. Les premières séances ont affiché complet, les retours sur les réseaux ont été massifs, enthousiastes, parfois même émus. Des groupes entiers se sont déplacés, entre amis, en famille, parfois plusieurs fois. Comme un rendez-vous. Ce n’était pas juste un film : c’était un événement communautaire, une expérience collective qui a résonné bien au-delà du cercle habituel des cinéphiles.

Et ce, malgré un casting sans “figure bankable” selon les standards de l’industrie. Michael B. Jordan, Wunmi Mosaku, Hailee Steinfeld, Delroy Lindo, Omar Benson Miller : des noms puissants, mais souvent cantonnés à des rôles secondaires ou de soutien dans les grosses productions. Ici, ils occupent l’espace, le tiennent, le font vibrer sans excès ni caricature. Et pourtant, c’est ce casting même qui semble avoir suscité la méfiance silencieuse : trop noir pour être universel ? Trop peu blanc pour être crédible ? Trop talentueux pour qu’on dise que ce n’est “que du divertissement” ?

Ce qu’on demande à Sinners, ce n’est pas seulement d’être bon. C’est d’être bon avec prudence, rentable avec discrétion, et engagé, mais pas trop. Une sorte d’équation impossible, dont seuls les artistes noirs semblent devoir trouver la solution. Car soyons clairs : un film comme Once Upon a Time… in Hollywood, avec un démarrage à peine inférieur et une distribution bien plus large, n’a pas subi le même examen de conscience économique.

Des figures de l’industrie s’en sont émues : Ben Stiller s’est demandé dans quel monde 60 millions d’ouvertures posaient problème. Franklin Leonard, fondateur du Black List, a rappelé que Tarantino avait eu droit aux louanges pour moins que ça. Kristen Schaal a résumé ce que beaucoup pensaient : “It’s so gross and tired.”

De son côté, Ryan Coogler est resté calme : il a remercié le public, salué les spectateurs qui étaient venus “une, deux, trois fois”, affirmé sa foi dans l’expérience collective du cinéma. Mais le message était clair : ce film n’est pas un accident. Il n’est pas un miracle. Il est le fruit d’un travail, d’un savoir-faire, d’une vision. Et s’il dérange, ce n’est pas pour ce qu’il rate. C’est pour ce qu’il réussit sans demander la permission.

Fanon : Trop politique pour être projeté ?

affiche officielle du film « FANON »

Le racisme ne s’exprime pas de la même manière selon les latitudes. Aux États-Unis, il est souvent frontal, brandi comme un étendard ou scandé en slogan de campagne. En France, il se faufile dans les marges, les silences, les excuses techniques. Pas d’interdits explicites, pas de pancartes hostiles. Mais une absence, une mise à l’écart, une récurrence si discrète qu’on en vient à douter qu’elle soit réelle. Et c’est là toute la force du système : quand la discrimination se fait polie, elle devient contestable – donc indiscutable.

C’est dans ce flou volontaire que s’inscrit le cas du film Fanon. Réalisé par Jean-Claude Barny, figure déjà engagée dans le récit des mémoires noires avec des films comme Neg Maron ou Le Gang des Antillais, Fanon s’attache à retracer le parcours de Frantz Fanon, intellectuel martiniquais, médecin et militant pour l’indépendance algérienne. C’est un film politique, oui, mais aussi profondément humain, incarné, accessible. Et pourtant, il a été projeté dans seulement 70 salles à sa sortie, dont à peine quatre à Paris.

Les raisons avancées par les exploitants ? Trop commercial. Pas assez « art et essai ». Trop de musique. Un film de vieux. Des justifications si molles qu’elles finissent par révéler ce qu’elles tentent de cacher. Ce n’est pas la forme qui dérange, c’est le fond. Et surtout : le fait que ce fond soit porté par un homme noir, sur une figure noire, sans médiation blanche.

Le public, lui, n’a pas demandé le mode d’emploi. Les avant-premières ont affiché « complet ». Le bouche-à-oreille a fonctionné. Le film a réuni près de 24 000 spectateurs en une semaine, obligeant les distributeurs à ajouter 37 salles supplémentaires. Ce que la critique a jugé trop particulier, trop communautaire, trop politique, le public l’a accueilli comme un besoin comblé.

Et c’est là que se rejoue le paradoxe français : tant que la discrimination n’est pas verbalisée, elle est niée. On continue à débattre en boucle : est-ce que c’est du racisme ? Est-ce qu’on ne pousse pas un peu ? Est-ce que ce n’est pas juste un “mauvais timing” ou un “choix éditorial” ? Et pendant que les plateaux discutent de sémantique, les films, eux, ne passent pas.

 ISSOUF SANOGO / AFP – Walt Disney Studios Motion Pictures France – Renaud Monfourny – Archive personnelle S. Maldoror – DOMINIK BINDL / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP – Capture d’écran Youtube

Fanon, malgré ses difficultés d’accès aux salles, n’est pas un météore isolé. Il s’inscrit dans une histoire longue du cinéma décolonial, un courant à la fois artistique et politique, qui travaille à inverser les regards, à reprendre possession du récit, à montrer depuis l’intérieur ce que la colonisation, et ses héritages, font aux corps, aux esprits, aux territoires.
Ce cinéma n’est pas une sous-catégorie du cinéma engagé. C’est une esthétique, un positionnement, un refus des assignations classiques. Il ne cherche pas à raconter “l’autre histoire”, il raconte la sienne, dans sa langue, avec ses formes propres, parfois rugueuses, parfois poétiques, souvent inclassables.

Dans cette lignée, Jean-Claude Barny n’est pas un novice. De Neg Maron (2005), chronique sociale d’une jeunesse martiniquaise en quête d’émancipation, à Le Gang des Antillais (2016), plongée dans la désillusion post-coloniale, il n’a cessé d’explorer les angles morts de la République. Fanon vient prolonger ce geste : restituer une voix, sans filtre, sans permission, sans permission d’universalisme.

Il n’est pas seul. Depuis Med Hondo, Sarah Maldoror, ou Euzhan Palcy jusqu’à Rosine Mbakam, Mati Diop, Alain Kassanda ou Alain Gomis, le cinéma décolonial francophone existe, même s’il est souvent cantonné aux festivals ou aux projections militantes. Ses thèmes – mémoire, identité, langage, déracinement – se heurtent à un système qui valorise la forme au détriment du fond, tant que ce fond dérange.

Et face à cette invisibilisation, les créateur·ices n’attendent plus l’invitation. Des espaces autonomes se construisent. Le Décolonial Film Festival par exemple, qui donne une scène à ces films souvent tenus à distance. Ou encore Le Paris Noir, balade guidée conçue par Kevi Donat, qui redonne aux rues parisiennes leurs figures effacées – littéraires, politiques, culturelles.

Des plateformes critiques comme Histoire Crépus permettent aussi d’analyser ces œuvres autrement, loin des codes critiques classiques qui peinent encore à évaluer un film sans le mesurer à un canon blanc. Ces contre-espaces ne sont pas marginaux : ils sont structurants, pour toute une génération qui refuse de faire carrière dans l’ombre.

Et si ce cinéma peine encore à percer dans les grands réseaux de distribution, il a gagné ailleurs : dans les cœurs, dans les regards, dans les débats. Fanon, à sa manière, a rappelé une chose simple : ce n’est pas la radicalité qui fait peur. C’est la lucidité. C’est la parole non-médiée. C’est le fait de ne pas demander à être traduit.

C’est ce qu’on appelle souvent “le problème du film noir qui ne parle pas aux Blancs”. Et c’est précisément là qu’il devient politique.

Mais ce privilège ne s’arrête pas à la tolérance de l’échec. Il s’étend aussi à ce qui, en apparence, n’est jamais questionné : la représentation, l’empathie, l’humanité accordée par défaut.

Universel pour qui ? Le mirage du centre

Être blanc dans la fiction française – et occidentale plus largement – c’est être au centre sans avoir à y penser. C’est être héros, paumé, brillant ou banal. C’est avoir accès à toutes les nuances, tous les rôles, tous les récits. C’est incarner l’universel sans jamais avoir à le justifier.

Cette omniprésence devient invisible pour ceux qui en bénéficient. Pour les autres, c’est une absence constante, épuisante, silencieuse.

Quand on est noir, arabe, asiatique, racisé, regarder un film, une série ou même un JT demande un effort mental : il faut désactiver l’analyse pour ne pas remarquer que le casting est uniformément blanc, que les récits ne parlent jamais de nous – ou seulement à travers des clichés. Il faut se suspendre. S’oublier. Se fondre. Accepter d’être en dehors du cadre, sauf quand il s’agit de tenir un stéréotype.

C’est un entraînement discret, une gymnastique invisible : digérer l’invisibilisation, ne pas réagir trop fort, rester poli, calme, adaptable. Ne surtout pas déranger l’harmonie blanche qu’on appelle, par réflexe, “normale”.

Dans ce contexte, vouloir un film comme Fanon, une pièce comme Noire, une émission comme À la vie à la mort, devient déjà un acte politique. Il faut expliquer pourquoi on a envie de se voir, d’être raconté autrement. Il faut prouver qu’on ne veut pas exclure, mais juste exister – sans avoir à ressembler pour être toléré.

Et pendant ce temps-là, les films fades, les séries molles, les comédies recyclées continuent de défiler. À condition d’être assez blancs, assez neutres, assez vides pour ne déranger personne. Pas besoin de justifier leur pertinence. Pas besoin d’être bons. L’important, c’est qu’ils rassurent.

Ce déséquilibre n’est pas un bug du système. C’est le système. Ce n’est pas un oubli. C’est la norme. Et c’est bien pour ça qu’il est si résistant : parce qu’il ne se dit jamais. Il se vit. Il se reproduit. Et il se dérobe dès qu’on tente de le nommer.

Pendant que certains peuvent errer, tâtonner, rater, recommencer, d’autres doivent réussir du premier coup, avec grâce, sans jamais bousculer. Sinon, c’est qu’ils ne sont pas “prêts”, “pas mûrs”, “pas universels”. Une seule erreur, et tout s’arrête.

C’est ça, le privilège de la médiocrité blanche : le droit d’être moyen, et célébré quand même.

Et si ce privilège passe inaperçu, c’est qu’il se cache derrière un grand mot : l’universel.

Un mot creux, poli, présenté comme neutre et égalitaire. Mais l’universalisme français – et occidental – s’est bâti sur des effacements. Pas seulement ceux des colonisés : ceux, d’abord, de ses propres cultures dites “régionales”. Breton, occitan, corse, alsacien : autant de langues interdites à l’école, de mémoires gommées pour imposer un français unique, central, pur. Ce qu’on a plus tard imposé aux colonisés avait déjà été expérimenté “chez soi”.

On a construit un “blanc” standardisé, censé incarner tout, mais vidé de ses racines. À force de vouloir incarner l’universel, on a fabriqué un modèle générique, sans texture, sans saveur.

Et face à ce vide, que fait-on ? On pioche ailleurs. On emprunte, on transforme, on revend. Les tresses africaines proviennent des vikings. Le matcha change de recette et de continent. Le sari devient “scandi-chic”. Les musiques, les plats, les danses circulent sans leur histoire, remixées sans mémoire.

Cette appropriation culturelle n’est pas un accident. C’est une béquille identitaire. Un symptôme d’un système qui se vide, mais refuse de se l’avouer. Et qui, pour compenser ce malaise, se crispe dès qu’un récit non-blanc refuse de se faire traduire.

Alors on attaque les mots.

“Woke” devient une insulte.

“Inclusif” devient menaçant.

“Diversité” devient suspecte.

Parce que ce n’est pas seulement la différence qui dérange.

C’est ce qu’elle révèle : que le centre s’est construit sur le vide – et qu’on continue de vivre dans cette illusion.

Le piège sémantique : débattre pour ne pas nommer

Il fut un temps où “woke” signifiait simplement être éveillé. Vigilant. Conscient des injustices raciales et sociales. Le mot venait du blues, des luttes noires, de l’appel à garder les yeux ouverts sur un monde structuré par la violence et l’exclusion.

Mais il a suffi de quelques années, quelques plateaux télé, quelques éditoriaux, pour que ce mot devienne autre chose : une étiquette floue, un repoussoir pratique, un épouvantail rhétorique. De vigilance, “woke” est devenu excès. De lucidité, menace. De critique, dogme.

Aux États-Unis, Ron DeSantis a juré la mort du mot dans sa loi Stop W.O.K.E. En France, pas besoin de loi : le micro, la moquerie, et la tribune suffisent. On tourne en dérision “inclusif”, on soupire devant “intersectionnel”, on grimace à “privilège blanc”. Et au cœur du cyclone sémantique : “woke”.

Le mot est devenu si vide qu’il peut tout désigner — et c’est là sa force. Il ne décrit plus une lutte, il désigne un problème. Et un problème, ça s’annule. Dès qu’un mot est prononcé, le fond disparaît. On n’écoute plus ce qu’on dit, on interroge le vocabulaire. Et pendant ce temps, les faits, eux, restent hors champ.

Ce piège fonctionne à merveille, surtout en France. Ici, on adore débattre du mot plutôt que de regarder ce qu’il nomme. Racisme ? “Attention à ne pas tout racialiser.” Sexisme ? “Pas tous les hommes.” Universalisme ? “C’est la vraie égalité.” Fanon ? “Pas assez art et essai.”

Les termes créés pour désigner les injustices deviennent des armes contre ceux qui les dénoncent. “Woke” devient une blague. “Privilège blanc” une provocation. “Systémique” un mot “trop fort”. Et même quand un fait devient indéniable, on perd du temps sur la terminologie : génocide, féminicide, apartheid, racisme… On débat. Longtemps.

C’est une stratégie. Parce que nommer clairement les choses, ce serait commencer à les changer. Et ça, le système n’y tient pas. Il préfère faire mine de réfléchir, garder son langage poli, républicain, prétendument neutre. Le débat lexical donne une illusion de nuance. En réalité, c’est souvent un refus de remise en question.

Et quand les mots ne suffisent plus à neutraliser, on s’en prend à celles et ceux qui les prononcent.

Les personnes racisées doivent expliquer calmement pourquoi elles dénoncent ce qui les détruit. Pédagogues, précises, posées. Disponibles, factuelles, idéalement reconnaissantes. Sinon, elles deviennent le problème : trop agressives, trop émotionnelles, pas assez “constructives”.

C’est comme ça qu’on recycle les vieux stéréotypes : l’“angry black woman”, la “militante hystérique”, le “jeune radicalisé”, la “victime éternelle”. Et à force d’être redoutés, ces clichés s’infiltrent jusque dans les têtes des concerné·es eux-mêmes. On s’auto-censure. On respire moins fort. On garde le ton bas. On attend d’être pris au sérieux. Un jour. Peut-être.

Et quand l’élan revient, on débat tout seul, trop tard. Pendant que le système, lui, n’a pas bougé d’un millimètre.

Fanon et Sinners en sont les exemples parfaits. Le premier, rejeté pour des raisons esthétiques qui masquent mal une gêne politique. Le second, suspecté d’avoir réussi trop vite, trop fort, trop noir. Dans les deux cas, ce n’est pas l’objet qui dérange. C’est ce qu’il nomme. Ce qu’il révèle sans crier. Ce qu’il expose sans traduction.

Et alors, plutôt que de dire “c’est du racisme”, on dira : “vous êtes trop sensibles.”

Plutôt que “c’est de la censure”, on dira : “c’est un choix éditorial.”

Plutôt que “vous avez raison”, on dira : “vous allez trop vite.”

Parce que dire les choses, vraiment, ce serait commencer à les changer. Et ça, non. Pas maintenant. Pas comme ça. Pas avec ces mots-là.

Ce n’est pas une exception. C’est la règle. Mais…

On aurait pu croire que Fanon et Sinners n’étaient que deux cas isolés. Deux films, deux contextes, deux continents. Mais ce serait rater l’essentiel : ces œuvres ne sont pas des anomalies. Elles sont des révélateurs.

Elles montrent ce que l’on préfère cacher : qu’il y a des histoires qu’on célèbre avant même de les voir, et d’autres qu’on enterre dès qu’elles osent exister. Qu’il y a des créateurs qui peuvent se tromper à répétition sans conséquences, et d’autres qui doivent réussir du premier coup – et sans froisser qui que ce soit.

Et quand on ose pointer tout cela, on nous répond : “vous exagérez”. Ou mieux encore : “ce n’est pas comme aux États-Unis, ici.”

Non. Ici, c’est plus chic. Plus poli. Plus sémantique. On dit “pas assez universel”, “manque de potentiel public”, “choix éditorial compliqué”. Et pendant ce temps, les œuvres s’éteignent doucement, loin des projecteurs.

Mais cette fois, il s’est passé quelque chose.

Pour Fanon, la mobilisation a pris. Le public a rempli les salles. Les réseaux ont relayé l’info, les journalistes ont relayé les silences. Et le film, contre toute logique commerciale, a obtenu plus de 100 000 spectateurs en moins de 3 semaines. Ce n’est pas un miracle : c’est le pouvoir du public qui refuse de laisser les récits mourir en silence.

Pour Sinners, les critiques absurdes ont été moquées, démontées, exposées. Des personnalités comme Ben Stiller, Kristen Schaal ou Franklin Leonard ont levé le voile sur l’hypocrisie ambiante. Et le film, loin de reculer, a attiré encore plus de spectateurs. Comme l’a dit Ryan Coogler lui-même :

“Thank you to everyone who came once. Or twice. Or three times. We see you.”

Et ce “on vous voit”, c’est plus qu’un remerciement. C’est un rappel de ce qui reste le levier le plus puissant : nous.

Alors on fait quoi ? On attend que les institutions se réforment ? Qu’elles découvrent Fanon dans dix ans, comme elles ont redécouvert Rue Cases-Nègres trente ans trop tard ? Non. On regarde ailleurs. On écoute autrement. On soutient sans attendre l’onction officielle.

Et surtout, on arrête de s’excuser d’exister, de déranger, de parler.

Parce qu’en 2025, le vrai courage n’est plus de faire un bon film ou un bon article.

C’est de le faire sans permission. Et d’entraîner les autres avec soi.

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