TAGBO Isnel | Ils sont à l’origine des spectacles, mais rarement au centre de la lumière. Tandis que le public célèbre les comédiens et que la critique salue les mises en scène audacieuses, ceux et celles qui les orchestrent vivent, trop souvent, dans l’ombre. Précarité, isolement, discriminations, invisibilité… En France, les metteurs et metteuses en scène doivent affronter une solitude bien réelle, parfois brutale. Une solitude que ni les projecteurs ni les applaudissements ne suffisent à effacer. Cet article propose d’en explorer les causes, les visages… mais aussi les espoirs.
Quand on pense au théâtre, on imagine des projecteurs chauds, des décors flamboyants, des saluts sous une pluie d’applaudissements. L’image est belle. Mais elle oublie quelqu’un.
Car derrière cette magie, il y a une figure essentielle, pourtant rarement visible : celle du metteur ou de la metteuse en scène. Celle ou celui qui conçoit, coordonne, construit le spectacle… et le fait souvent dans une forme d’isolement total.
Cette solitude, on la connaît mal. On la croit romantique, presque noble, faite d’introspection créative et de longues nuits passées à rêver de mise en scène. Mais sur le terrain, elle est surtout faite de dossiers administratifs, de budgets en chute libre, de fatigue, de discriminations, et de projets qui mettent parfois cinq ans à voir le jour, quand ils y arrivent.
Alors que le théâtre traverse une nouvelle période de turbulences – entre baisses de subventions, débats sur l’inclusion et réforme du statut des intermittents – il semble urgent de se pencher sur cette figure discrète mais cruciale du spectacle vivant. Car s’il est vrai que le théâtre est un miroir du monde… encore faut-il regarder ceux qui tiennent ce miroir à bout de bras.
Une solitude bien réelle : économique, administrative, existentielle
Il y a quelque chose d’étrangement ironique dans la condition du metteur ou de la metteuse en scène en France : il ou elle est à la tête du projet, mais bien souvent seul·e dans une situation difficile. Derrière la réputation prestigieuse du métier se cache une réalité beaucoup plus prosaïque. En 2024, selon les Assises nationales de la mise en scène organisées par le Syndicat national des metteurs et metteuses en scène (SNMS), la moitié d’entre eux gagne moins de 6000 euros par an issus de leur activité artistique. Un chiffre qui suffit à lui seul à rappeler que la passion ne paie pas toujours — ou du moins, pas le loyer.
Pour continuer à créer dans ce contexte, les metteur·euse·s en scène sont souvent contraint·e·s de devenir des artistes à tout faire. Ils doivent cumuler les casquettes : mise en scène mais aussi production, gestion budgétaire, rédaction de dossiers, réponse aux appels à projets, organisation de tournées… le tout en solo. Très souvent, ils passent plus de temps sur des tableaux Excel que dans les salles de répétition.
Cyril Le Grix, président du SNMS, résume cette réalité sans détour :
« Les metteurs et metteuses en scène sont de plus en plus isolés dans le montage de leurs projets, ce qui génère fatigue, épuisement, et souvent abandon. » ( Source : loeildolivier.fr )
Des subventions qui s’évaporent
À cette charge individuelle déjà écrasante s’ajoute un contexte politique défavorable. Depuis 2022, les subventions à la création artistique sont en chute libre. En 2024, le gouvernement a annoncé une réduction de plus de 200 millions d’euros du budget du ministère de la Culture, dont 96 millions directement sur la création artistique. Conséquence directe : les structures culturelles prennent moins de risques, les coproductions se raréfient, et les artistes émergents peinent à trouver une place.
Selon un rapport de l’Association des professionnels de l’administration du spectacle (LAPAS), cette situation pourrait entraîner 54 % de représentations en moins pour la saison 2024-2025, et 22 % des artistes envisagent d’abandonner leur carrière ou de dissoudre leur compagnie. Une saignée silencieuse.
Des projets qui s’étirent… ou s’effondrent
À ce climat économique s’ajoute un facteur souvent méconnu du grand public : le temps extrêmement long de la mise en scène. En moyenne, il faut entre deux et cinq ans pour qu’un spectacle voit le jour, depuis l’idée initiale jusqu’à la diffusion. Cinq ans de recherche, de financement, de refus polis, de périodes de vide.
Un exemple récent illustre bien cette temporalité décourageante : le spectacle Les Grands Sensibles, d’Elsa Granat, présenté au Théâtre Gérard-Philipe en 2024, a nécessité quatre années de préparation. La metteuse en scène a alterné entre phases de création solitaire et quête permanente de soutien. Une persévérance admirable, mais aussi épuisante.
« Il faut parfois plus de temps pour monter un projet que pour le jouer. Et dans ce laps-là, on n’existe dans aucune case officielle. » – témoignage d’une metteuse en scène anonyme, recueilli lors des Assises de la mise en scène.
La solitude des metteurs et metteuses en scène n’est donc pas un vague sentiment d’isolement créatif : elle est structurelle, institutionnelle, épuisante.
Elle se mesure en heures non rémunérées, en dossiers sans réponses, en projets suspendus, faute de fonds.
Et pourtant, cette réalité reste largement ignorée — comme si, une fois le rideau levé, tout ce qu’il y avait eu avant n’avait jamais existé.
Une solitude à plusieurs visages : genre, race, handicap
La solitude n’est jamais tout à fait la même selon la personne qui la traverse. Dans le monde du théâtre français, certaines metteurs et metteuses en scène doivent non seulement affronter les difficultés économiques et structurelles du métier, mais aussi des obstacles supplémentaires liés à leur genre, leur origine ou leur situation de handicap. Des solitudes entremêlées, souvent invisibles, mais bien réelles.
Être une femme et metteur en scène : toujours un combat
Malgré les discours sur la parité, les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2024, seulement 30 % des spectacles programmés dans les Centres Dramatiques Nationaux (CDN) étaient mis en scène par des femmes. Le plafond de verre est toujours là — et il est blindé.
Des artistes comme Lisa Guez, connue pour ses mises en scène engagées (Les Femmes de Barbe-Bleue, Loin dans la mer), témoignent des difficultés persistantes à accéder aux grandes scènes, malgré la reconnaissance critique. Les femmes metteuses en scène restent minoritaires dans les programmations prestigieuses, et doivent souvent prouver leur légitimité deux fois plus.
Ce manque de reconnaissance se double parfois de stéréotypes encore tenaces : la femme metteur en scène est souvent perçue comme « sensible », « fragile », là où ses homologues masculins seraient « visionnaires », « exigeants », « ambitieux ».
Le racisme systémique : une scène encore trop blanche
Photo: Christophe Raynaud de Lage
Pour les artistes racisé·e·s, la solitude prend parfois des formes plus violentes. En 2023, lors du Festival d’Avignon, Rébecca Chaillon, metteuse en scène martiniquaise, a présenté Carte noire nommée désir, une pièce puissante sur l’identité noire et féminine.
Résultat ? Des insultes racistes, dans la rue, sur les réseaux sociaux, et même à la sortie des représentations. Et un silence glaçant de la part des institutions culturelles, pourtant si promptes à revendiquer la « diversité » dans leurs plaquettes.
« C’est violent de devoir gérer seule ce genre d’agressions, quand tout le monde autour fait semblant de ne pas les voir. » – Rébecca Chaillon, émission Affaires culturelles, France Culture, juillet 2023.
Autre figure incontournable : Mohamed El Khatib, metteur en scène et auteur, qui défend depuis des années un théâtre ancré dans le réel, dans les récits populaires, souvent portés par des voix qu’on entend peu sur scène. Dans ses spectacles comme Stadium ou La Vie Secrète des Vieux, il donne la parole aux supporters de foot, aux personnes âgées, aux familles ouvrières.
Des choix qui ne plaisent pas toujours aux institutions : financements limités, programmations frileuses, incompréhension critique. Une autre forme d’invisibilisation, plus feutrée, mais tout aussi pernicieuse.
Handicap : une scène encore peu inclusive
Les artistes en situation de handicap, eux aussi, vivent une solitude particulière. Pas seulement à cause de l’inaccessibilité physique des lieux, mais aussi en raison du manque cruel de rôles, de formations, de visibilité.
Certaines initiatives cherchent à inverser la tendance. Le Festival IMAGO, fruit de la fusion des festivals Orphée et Viva la Vida. La quatrième édition s’est tenue du 7 septembre au 21 décembre 2024. Cet événement biennal a proposé une programmation riche et inclusive, mettant en avant des artistes en situation de handicap dans diverses disciplines artistiques.
Des metteuses en scène comme Chela De Ferrari ou Lisa Guez (avec la Compagnie de l’Oiseau-Mouche) ont travaillé avec des comédiens porteurs de trisomie 21 ou en situation de handicap psychique. À Lyon, Malo Lopez dirige la compagnie Insolite Fabriq, composée d’artistes en situation de handicap mental, salariés en ESAT et engagés dans des créations professionnelles.
Ces projets sont précieux — mais restent l’exception, pas la norme.
Ces inégalités renforcent la solitude décrite plus tôt. Elles montrent qu’il ne suffit pas d’aimer le théâtre pour y exister, et encore moins pour y créer librement. Le théâtre français se rêve parfois miroir du monde. Mais pour cela, il faudrait d’abord que toutes les figures puissent s’y refléter. Sans filtre, sans condition.
Résister, créer, réinventer : les dynamiques à l’œuvre
Face à la précarité, à l’invisibilisation ou à l’épuisement, certain·e·s pourraient abandonner. Mais beaucoup de metteurs et metteuses en scène, au contraire, choisissent de continuer de résister, d’innover, de bâtir d’autres manières de faire du théâtre. Et, petit à petit, des initiatives concrètes émergent, redonnant espoir à une profession souvent laissée pour compte.
Des tremplins pour les jeunes voix
C’est le cas du Prix T13, décerné chaque année par le Théâtre 13 à Paris. Son objectif : repérer et accompagner de jeunes metteurs et metteuses en scène à différentes étapes de leur création. Loin d’être symbolique, ce prix offre un soutien financier, une résidence de travail, une visibilité professionnelle.
En avril 2025, la lauréate, Marion Faure, a été distinguée pour Les Intrépides, une création en cours de développement qui explore les héritages féminins dans l’espace public. Pour beaucoup, ce prix a une valeur de vrai tremplin, dans un écosystème où les premiers pas sont souvent les plus périlleux.
Autre initiative prometteuse : le programme Égalité sur Scène, lancé en 2024 par la Direction Générale de la Création Artistique (DGCA). Il soutient spécifiquement les projets portés par des femmes, des artistes racisé·e·s, LGBTQIA+ ou en situation de handicap.
Premiers effets visibles : une diversification lente mais réelle des programmations prévues pour les saisons 2025–2026, notamment dans les scènes publiques.
Un théâtre plus inclusif : quand les marges deviennent centre
Parmi les spectacles marquants du festival IMAGO : Fragments d’un corps empêché de Claire Cunningham, danseuse et chorégraphe en situation de handicap, qui interroge avec poésie les normes du corps sur scène.
Cette attention à l’inclusivité se retrouve aussi dans certaines créations récentes, comme Les Grands Sensibles d’Elsa Granat (Théâtre Gérard-Philipe, 2024), qui réunit sur scène jeunes du conservatoire de Saint-Denis et seniors amateurs, dans un théâtre intergénérationnel et organique.
La parole des invisibles enfin entendue
Photo: Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon 2024
D’autres spectacles témoignent de cette volonté d’ouvrir la scène à des voix longtemps reléguées. C’est le cas de La Vie Secrète des Vieux, signé Mohamed El Khatib.
Un spectacle drôle, tendre, bouleversant, construit à partir de témoignages de personnes âgées, souvent absentes des plateaux.
Pas de pathos, pas de caricature : une mise en scène sobre, humaine, portée par des récits vrais et puissants.
La pièce est en tournée nationale en 2025 :
- Le Mans : Espal, du 27 au 28 mai 2025
- Paris : Grand Palais, du 17 au 19 juin 2025
Un autre exemple à découvrir : Léviathan de Lorraine de Sagazan, présenté à l’Odéon – Ateliers Berthier (2 au 23 mai 2025), une pièce construite avec des citoyens ayant vécu des violences systémiques, mêlant documentaire et fiction pour une prise de parole collective rare.
Des chantiers collectifs pour réinventer le métier
Au-delà des spectacles, des réflexions structurelles sont en cours. Les Assises nationales de la mise en scène, organisées depuis 2024 par le SNMS, réunissent professionnel·le·s et institutions autour de sujets cruciaux : accompagnement à la production, diversité, compagnonnage, reconnaissance du statut.
David Bobée, directeur du Théâtre du Nord et initiateur du projet, milite notamment pour un vrai système de compagnonnage, permettant à des jeunes metteurs et metteuses en scène de travailler aux côtés d’artistes confirmé·e·s, sur des longues durées, avec des moyens adaptés.
Des pistes sont également évoquées pour adapter le statut d’intermittent·e du spectacle aux spécificités de la mise en scène : des rythmes plus longs, des périodes de création étalées, une reconnaissance plus fine des temps invisibles du travail artistique.
Ces initiatives ne règlent pas tout. Elles n’effacent ni la précarité chronique, ni les discriminations persistantes. Mais elles montrent qu’une autre manière de créer, de soutenir et de produire est possible.
Et surtout, qu’elle est déjà en marche — souvent depuis les marges.
Voir ceux qui tiennent le miroir
Le théâtre aime se penser comme le miroir du monde. Mais un miroir, aussi fidèle soit-il, ne reflète jamais sans l’éclairage de ceux qui le tiennent. Metteurs et metteuses en scène, souvent invisibles aux yeux du grand public, façonnent les formes, les récits, les rythmes de nos imaginaires. Et pourtant, ils avancent souvent seuls, à contre-courant, dans des conditions de travail qui relèvent plus de la survie que de l’inspiration.
Solitude financière, isolement administratif, discriminations systémiques : leur métier exige tout, mais ne garantit presque rien. Et malgré cela, ils continuent. Parce que créer reste vital. Parce que faire entendre d’autres voix, inventer d’autres scènes, imaginer d’autres récits… c’est encore, et toujours, une forme de résistance.
Alors peut-être que la question n’est pas tant de savoir ce que le théâtre nous dit du monde, mais si nous sommes prêts à écouter celles et ceux qui le construisent dans l’ombre.
