Emma VIDRAGO | Au Jeu de Paume à Paris, l’exposition Le bruit du monde sur Luc Delahaye, photoreporter devenu artiste, se tient du 10 octobre 2025 au 4 janvier 2026. A travers une quarantaine de grands formats photographiques mêlant reportage et contemplation, l’artiste nous invite à regarder autrement le monde, tout en réfléchissant à notre rapport à l’image.

Luc Delahaye propose une traversée du monde contemporain par le prisme de son regard et de sa posture dans des événements clés de notre époque. Photoreporter dans les années 1980-1990, il couvre de nombreux conflits et instants géopolitiques marquants du XXe siècle. En 2001, année marquée par le retentissement des attentats du 11 septembre à New York et la chute des talibans, il décide qu’il ne sera plus seulement témoin mais aussi artiste de ce monde. Cette date marque pour le photoreporter un basculement, où l’urgence de la photographie de presse cède la place à un silence témoin, presque contemplatif.
L’horizontalité et la composition des images, retravaillées par ordinateur ou parfois mises en scène, rappellent les grands tableaux d’histoire, où le décor et la lumière servent à structurer le récit. Le photographe transporte ici le langage de la peinture à la photographie. Le paysage devient un recul sur la temporalité des évènements. Delahaye décentre le regard : l’action passée laisse place à l’après. Le silence se présente comme une évocation de la guerre, par une lande enfumée ou un homme mort étendu, évoquant un instant Le Dormeur du val de Rimbaud.

Le photographe joue avec le regard : le cadrage, la perspective, les reflets sur les vitrines ou les images elles-mêmes nous impliquent dans la scène capturée. Elles questionnent notre perception et consommation de la violence et du chaos. Nous semblons devenir plus que de simples spectateurs. L’artiste interroge alors la place de l’individu : les visages, resserrés dans un trajet en entonnoir, font ressortir l’humain. Certaines séries explorent les lieux de pouvoir, tels que la Cour pénale internationale ou le Vatican, où l’artiste fait ressortir la tension entre autorité et humanité.
La série What’s Going On ?, qui entre-coupe l’exposition, répertorie plusieurs centaines de photos de presse de 2006 à 2012, sélectionnées par Delahaye lui-même. Elle adopte la forme d’un labyrinthe, pouvant être lue comme une métaphore de notre rapport à l’image face à un monde iconographique saturé. Le spectateur se perd, tente de tout voir mais se heurte au flot d’informations, reflet de la FOMO(1) et d’une économie de l’attention mise à rude épreuve par la surcharge médiatique.
En quittant le musée, le spectateur garde l’impression d’un monde rendu silencieux, presque figé. Avec sa collection de tableaux photographiques, Luc Delahaye ne se contente plus d’informer sur la guerre ou l’actualité : il nous apprend à écouter, regarder et ressentir les vibrations du bruit du monde, même en dehors du cadre.
(1) : Acronyme de fear of missing out, idée conceptualisée dans les années 1990 par le Dr Dan Herman, spécialiste en psychologie du consommateur, qui désigne l’anxiété que ressent un individu à l’idée de passer à côté d’événements ou d’informations intéressantes. Un phénomène qui s’est accentué avec l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux.
