Aya de Yopougon : L’Afrique qui « gaze » loin des clichés postcoloniaux

Edéa LECHEVALLIER | Lancée en 2005, la série de BD « Aya de Yopougon », signée Marguerite Abouet (scénario) et Clément Oubrerie (dessin), a redéfini les contours de la représentation. En nous plongeant dans un quartier populaire d’Abidjan à la fin des années 70, elle propose un récit africain qui tourne le dos au misérabilisme et embrasse la vie, la vraie. Quand on pense « littérature postcoloniale francophone », des images lourdes nous viennent souvent à l’esprit. On pense aux grands textes de la Négritude, aux romans de la décolonisation, aux récits de guerre, d’exil, ou à la confrontation douloureuse avec l’ancien colon. Un corpus nécessaire, puissant, mais souvent défini par le poids de l’Histoire. On y parle du « fardeau de l’homme blanc », mais on y voit surtout le fardeau des personnages non-blancs, écrasés sous le poids des traumatismes historiques, de la pauvreté ou de la corruption. Et puis, il y a Aya.

@Tome 1 Aya de Yopougon

La révolution de la « normalité »

Le coup de génie de Marguerite Abouet, c’est de refuser ce prisme. Aya de Yopougon se déroule en Côte d’Ivoire, en 1978. C’est l’époque du “miracle ivoirien”, une période d’optimisme économique relatif, juste avant les crises qui secoueront le pays. Surtout, c’est Yopougon, « Yop City », un quartier bouillonnant d’Abidjan.

Oubliez les enfants soldats, les étendues désertiques frappées par la famine ou les dictateurs sanguinaires. L’univers d’Aya, c’est celui d’une classe moyenne et populaire urbaine. Les préoccupations des personnages ne sont pas (directement) politiques ; elles sont universelles et délicieusement locales.

Au centre, il y a Aya, la jeune fille sérieuse qui veut devenir médecin, et ses deux copines, Bintou et Adjoua, qui, elles, ne rêvent que de « pointer » dans les maquis (les bars dansants) et de se trouver un « gros poisson » (un homme riche). Autour d’elles gravite une galerie de personnages inoubliables : les pères de famille polygames qui gèrent tant bien que mal leurs « deuxièmes bureaux » (leurs maîtresses), les jeunes qui « gazent » (qui font la fête et friment), ou encore l’hilarant coiffeur « métrosexuel » Innocent.

Décoloniser l’imaginaire par le quotidien

Est-ce à dire qu’Aya de Yopougon est apolitique ? Bien au contraire. C’est peut-être l’une des œuvres les plus profondément politiques de sa génération.

Marguerite Abouet l’a souvent répété : elle voulait en finir avec l’image unique et misérabiliste de l’Afrique, celle des flashs d’information en Occident. Elle voulait montrer l’Afrique de son enfance, une Afrique joyeuse, complexe, où les gens travaillent, tombent amoureux, se disputent, et vont au « Cinéco » voir des films de kung-fu.

En choisissant de se concentrer sur l’intime – les amours contrariées, les secrets de famille, les ambitions professionnelles, le patriarcat ordinaire – Aya opère un déplacement majeur par rapport aux canons de la littérature postcoloniale. Elle ne répond pas à l’Occident ; elle s’adresse d’abord à elle-même et à son public. La série est truffée de « nouchi » (l’argot ivoirien), expliqué en bas de page, signe que le lecteur extérieur n’est pas toujours au centre, qu’il doit faire l’effort de rentrer dans cet univers, et non l’inverse.

Cette démarche a été d’autant plus nécessaire dans le paysage éditorial français, où les récits africains (en bande dessinée ou en littérature jeunesse) étaient encore très souvent cantonnés aux drames ou aux contes traditionnels. En France, Aya a comblé un vide de représentation en offrant aux lecteurs d’origine africaine (et à tous les autres) une image contemporaine et décomplexée de la vie sur le continent.

L’importance de cette « normalisation » se poursuit d’ailleurs avec Akissi, autre BD jeunesse de Marguerite Abouet. Si Aya s’adressait aux ados et jeunes adultes, Akissi cible les plus jeunes, leur présentant une héroïne espiègle dont les aventures quotidiennes (chasser des poules, faire des bêtises, affronter un grand frère) sont universelles tout en étant ancrées sans effort dans le décor d’Abidjan. Ces deux œuvres ont ainsi décolonisé les étagères des librairies françaises en prouvant qu’une histoire africaine urbaine pouvait être un immense succès, simplement parce qu’elle était bien racontée et profondément humaine.

Une nouvelle vague francophone

Aya de Yopougon s’inscrit dans un mouvement plus large de la littérature francophone qui s’émancipe de l’assignation identitaire. Comme Alain Mabanckou (avec Verre Cassé ou Demain j’aurai vingt ans), elle utilise l’humour et la chronique sociale pour parler de réalités complexes sans pathos.

Le format de la bande dessinée, souvent considéré comme mineur, joue ici un rôle crucial. Le dessin chaud et vibrant de Clément Oubrerie, ses couleurs ocre et solaires, donnent corps à cette vitalité. Il ne s’agit pas seulement de dire que l’Afrique est vivante ; il s’agit de la montrer.

En refusant d’être un « roman à thèse » sur la postcolonie, Aya devient le meilleur exemple de ce qu’est une littérature postcoloniale réussie : une littérature qui ne se sent plus obligée de justifier son existence ou de panser ses plaies en public.

Finalement, le plus grand succès d’Aya de Yopougon n’est pas seulement d’avoir offert un « autre regard » sur l’Afrique. C’est d’avoir rappelé que le quotidien, même dans un quartier populaire d’Abidjan, contient en lui-même toute la complexité, tout le drame et toute la comédie de l’aventure humaine. En choisissant la légèreté comme vecteur de complexité, Abouet et Oubrerie offrent à leurs personnages ce que la littérature postcoloniale a parfois oublié de leur donner : le droit à l’insouciance. Et c’est peut-être ça, la vraie décolonisation de l’imaginaire.

Où trouver Aya de Yopougon ?

Pour découvrir ou redécouvrir l’univers d’Aya et de ses amis, la série (composée de six tomes, plus une intégrale) est facilement accessible :

  • En librairie : L’intégrale est disponible dans la plupart des grandes enseignes (Fnac, Cultura) ainsi que chez votre libraire indépendant. Édité par Gallimard, le succès de la série assure sa présence durable en rayon.
  • En bibliothèque : Les tomes sont généralement disponibles en prêt dans les Bibliothèques Universitaires (BU), souvent classés dans les fonds « bande dessinée » ou « littérature africaine francophone », ainsi que dans toutes les bonnes bibliothèques municipales.

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