
Safia HAOUAR / Il peut arriver que, durant nos conversations, on n’ait pas les mots pour exprimer nos idées. Souvent, cela nous met dans une position inconfortable et frustrante où le cœur ressent les idées que la langue ne nous permet pas d’exprimer, ou pire, de concevoir. Bien plus qu’un simple outil de communication, la langue jouerait un rôle majeur dans l’émancipation de notre conscience.
La langue comme voie vers la liberté
Nous ne pouvons concevoir que ce que nous pouvons penser. Essayez de définir la justice, l’égalité ou l’amour : vous rencontrerez peut-être quelques difficultés à mettre des mots dessus, pourtant vous pouvez les concevoir dans votre esprit. Cependant, ne pas pouvoir les définir vous empêcherait sans doute de saisir complètement le sens de ces mots. La justice, l’égalité ou l’amour ne resteraient plus qu’un sentiment ou une idée floue à appréhender.
Mais vous êtes-vous déjà posé la question de savoir s’il aurait été possible de ressentir ce sentiment flou si les mots “justice, égalité ou amour” n’existaient pas, aussi bien dans les dictionnaires que dans la conscience humaine ?
Vous vous rendrez rapidement compte qu’il est bien plus difficile de penser sans des mots justes pour traduire les idées vers l’esprit. La langue devient nécessaire pour la liberté de pensée.

Nos pensées ne peuvent pas dépasser les frontières de notre langage : George Orwell et le novlangue
Mais alors, qu’arrive-t-il lorsque la langue devient un outil de contrôle de la pensée ? À quoi ressemblerait une langue sans nuances ?C’est ce que George Orwell appelle “le novlangue”, une langue fictive qu’il invente dans sa dystopie 1984, paru en 1949. Le novlangue est construit par des linguistes fonctionnaires et vise à limiter la pensée du peuple. Les mots jugés inutiles sont supprimés, par exemple le mot “mauvais” disparaît et est remplacé par “non-bon”. Toutes les nuances s’effacent, plus de : médiocre, atroce, détestable ou déplorable. La possibilité de formuler une critique fine et complexe se réduit fortement. Le novlangue crée également de nouveaux mots qui enferment la pensée tel que le terme “crimepensée” désignant le simple fait d’avoir une pensée critique envers le Parti.

En réduisant le vocabulaire, la langue s’appauvrit entraînant avec elle la pensée et finit par empêcher toute contestation. Plus de révolte possible contre l’État si les civils n’ont même plus la capacité de réfléchir contre lui. Pour le gouvernement, la langue est la clé du pouvoir, celui de l’accès au contrôle le plus intime : celui des esprits.
Peut-on dépasser les limites de notre langue ? L’hypothèse de Sapir-Whorf et ses limites
La langue reflète les actions et les pensées du locuteur : c’est la théorie de la relativité linguistique élaborée par Sapir et Whorf, deux linguistes américain du XXe siècle. L’étendu du vocabulaire d’une langue aurait une influence sur nos capacités cognitives. L’hypothèse s’appuie sur plusieurs expériences, dont l’une des plus célèbres : celle de la colorimétrie. Les locuteurs russes distinguent plus aisément les nuances de bleu que les francophones pour une seule raison : leur langue possède un vocabulaire plus nuancé et varié décrivant la couleur bleu par rapport au français.
Cependant, cette théorie, très débattue sur ces méthodes de recherches, doit être utilisée avec prudence : elle n’implique pas que notre pensée soit prisonnière de notre langue. Il serait un piège de croire qu’on ne peut pas penser au-delà de nos limites, car rien n’est figé.
En réalité, ni notre vocabulaire ni notre niveau de langue, au sens plus large, ne restent les mêmes au cours de notre vie. Un adulte est capable de décrire et de penser des émotions qu’il ne pouvait pas comprendre enfant. En grandissant, on apprend. Discuter, lire, regarder des films, voyager, aimer : notre langue s’enrichit à travers nos expériences. Et notre monde s’étend à mesure que nos esprits sont libres de penser.
« Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde. »
- Ludwig Wittgenstein, philosophe autrichien du XXe siècle
La perte de soi : la langue et ses nuances
La langue protège notre identité. Rechercher le « moi » à travers la liberté de pensée est essentiel pour se questionner et se trouver avec toutes ses nuances. Mais si l’on ne peut plus penser en nuances, alors que c’est ce qui différencie les individus les uns des autres, ce ne sont plus nos idées que l’on ne pourra plus concevoir, mais nous-mêmes.

Si l’un était poétique et l’autre sensible, sans nuances ils seraient simplement décrits comme « créatifs », sans aucune distinction. Tout deviendrait uniforme, et la richesse de nos individualités se trouverait réduite à quelques normes. Et quelques normes, c’est trop peu pour faire vivre toute l’humanité dans sa diversité, trop faible pour la créativité de notre pluralité, et trop dangereux pour la liberté de notre expression.
Être libre d’être soi-même, c’est ce que la richesse de la langue préserve.
