Kristelle Cardeur, le 22/04/14
La petite communiste qui ne souriait jamais – Lola Lafon
Lola Lafon écrit la biographie romancée de Nadia Comaneci, jeune gymnaste roumaine célébrissime que le monde découvre en 1976. Ce quatrième roman de l’auteur, qui a elle-même grandit en Roumanie, cristallise ses thèmes de prédilection : la féminité, le corps, l’opposition est/ouest, l’écriture et la notion de liberté.
L’histoire de Nadia Comaneci, c’est celle d’une enfant qui se voulait imbattable, géniale lutin aérien des barres asymétriques qui a fait bugger l’ordinateur des Jeux Olympiques de 1976 en remportant un 10 jusque là jamais imaginé par les jurys. Mais derrière le succès et la gloire qui en découle, que se cache-t-il, que représente cette enfant sans enfance, ce corps et ce mental construit par l’exercice, les privations, la discipline ? Et surtout, à qui profite la gloire ?
D’abord à Béla Karolyi, son entraîneur, qui a l’idée géniale de recruter bien plus tôt que les autres les fillettes qu’il va former pour en faire des championnes. La réussite de Nadia confirme ses intuitions et ses méthodes pourtant jugées sévères et le consacre comme meilleur entraîneur du pays. Pour les médias occidentaux, il est l’homme de l’Est par excellence, rustique parfois rustre, impitoyable et folklorique. Lui et Nadia sont l’envers et l’endroit de la golden medal, elle en fée adulée, lui en ogre barbare légèrement arriéré : pour les médias occidentaux, ils représentent un communisme triomphant (aux méthodes douteuses) et qui écrase tout sur son passage.
Mais au-delà de cette caricature un peu grotesque, l’auteur tente d’apporter ce qu’il faut de nuances pour comprendre la relation qui se noue entre Nadia et Béla, jouant sur les visions alternées et souvent opposées de la narratrice et de la gymnaste.
Il en est de même avec Ceaucescu, le dirigeant communiste de la Roumanie, dont on voit peu à peu la radicalisation et la tyrannie, alors qu’il instrumentalise très vite le succès de Nadia, l’auréolant de gloire tout en la rendant prisonnière de son image.
De manière générale, que ce soit avec son entraîneur, le système politique de son pays ou les médias, Lola Lafon cherche à montrer comment le succès d’une jeune sportive est utilisé pour servir un idéal. Ici l’auteur place dans la bouche de ses personnages des propos tranchants, qui interrogent le lecteur : tout sportif est le drapeau d’un pouvoir, qu’il soit communiste ou capitaliste. En plein Jeux Olympiques d’hiver, à Sotchi, cette lecture fait du bien.
Mais l’auteur ne questionne pas uniquement les rapports entre sport et politique. L’autre grande thématique de ce roman est celle de la féminité, du corps qui devient féminin. Tout au long du récit, on assiste au combat acharné que Nadia livre à son corps. La jeune gymnaste doit d’abord le renforcer, le façonner pour se rendre imbattable, pour s’affranchir des limites de la gravité. Elle veut un corps libre. Ici il s’agit non pas d’un pouvoir d’agir avec son corps, mais plutôt d’une puissance corporelle pour s’affranchir de l’image de la féminité. Abolir la peur, et cette vision des petites filles qui craignent de se blesser, d’abîmer leurs habits, de se décoiffer. Les gymnastes sont des guerrières, et Nadia un véritable petit soldat.
Seulement voilà, un corps de fille, aussi puissant soit-il, est voué à devenir un corps de femme, et qu’est-ce qu’un corps de femme ? De la mollesse, des rondeurs, des cuisses et surtout, surtout un ventre, destiné à procréer.
A nouveau le politique s’invite et même s’impose dans la vie de Nadia, non plus parce qu’elle est une gymnaste championne du monde, mais parce qu’elle est une femme, et qu’une femme a un devoir, celui d’enfanter. On découvre la monstruosité d’un système politique qui interdit toute forme d’avortement, et qui, bien au-delà de ça, impose l’enfantement comme un acte de dévotion obligatoire envers son pays. Le ventre des femmes n’appartient pas aux femmes, il appartient au pouvoir, et le pouvoir, c’est les hommes. Ainsi sont mis en place chaque mois des examens médicaux dont le seul but est d’inspecter les utérus du pays pour s’assurer que tout fonctionne, que des grossesses sont en route, que de nouveaux petits partisans vont voir le jour.
Je crois qu’au delà de cet épisode historique terrible, l’auteur cherche à nous dire que le corps, n’importe quel corps, non pas seulement celui de Nadia Comaneci, pas seulement celui des femmes communistes, tous les corps sont sous contrôle, une forme plus ou moins présente de contrôle, mais un contrôle quand même. Tous les corps sont politiques. Et les récentes polémiques autour du genre ne peuvent que confirmer cette vision des choses. Dès lors, que faire de nos corps ?
C’est peut-être cette question qui a guidé l’auteur tout au long de son roman ; c’est en tout cas le fil rouge que j’ai suivi durant ma lecture : comment Nadia, qui n’est que corps, peut-elle rester libre ? Comment peut-elle cesser d’endosser des rôles, elle qui est toute puissance, toute souplesse, toute légèreté, et qui a été toute sa vie – tout le temps de vie qui nous est ici conté – enferrée dans des rôles assignés par ses managers, le pouvoir politique, les médias, les hommes en général.
Comment redonner une voix à un corps prisonnier ?
Un combat feutré se livre entre la narratrice qui tente de reconstituer la vérité, et le personnage de Nadia, qui veut dire sa vérité. A travers l’opposition entre ses deux voix, l’auteur laisse entrevoir des espaces sur lesquels rien n’a été écrit, des espaces vierges où Nadia peut dire sa propre histoire, où elle peut également poser un voile opaque, garder, si c’est encore possible, une part secrète, qui n’a été livrée à personne, qui n’appartient qu’à elle. Se dérober, faire disparaître son corps pour ne plus en être l’image.
C’est peut-être cela, la dernière des libertés : ne pas tout dire, admettre l’opacité, garder ses mystères.
– Ou bien écrire ?
Quoiqu’il en soit, un livre à lire, à relire et à faire lire.