Irène Llorens : une histoire de souffrance et d’art

Une interview d’Albien Gakegni | Il y a quelques années cette jeune femme a appris qu’elle était atteinte d’une maladie qui pouvait l’emporter à tout moment. Prise d’angoisse, elle décida de s’enfermer dans une espèce de bulle, peut-être pour le restant de sa vie. Mais à la grande surprise de l’émotion et de la douleur qui la rongeait, un jour elle se mit à peindre. Des tableaux abstraits qui lui faisaient partager à la fois l’expérience de sa vie intérieure avec les personnes proches, et le ressenti qu’elle avait désormais vis-à-vis de ce que pouvait encore représenter l’avenir pour elle. Irène a accepté d’accorder une interview à un de nos rédacteurs sur son lieu de travail à Drancy.

Irène Llorens

NOUVELLES VAGUES: Comment êtes-vous arrivée à la peinture ?

IRÈNE LLORENS : C’est arrivé suite à un cancer que j’ai eu en 2011. Je me suis retrouvée seule, et je me suis dit qu’il me fallait trouver une occupation. Au début, c’est une amie qui m’a achetée des toiles et tous les autres objets, et j’ai commencé à m’y mettre. En peignant je me sentais bien au fond de moi. Et étrangement, j’avais l’impression de communiquer cette joie à ceux qui venaient voir mes toiles. Donc c’est venu comme ça, sans aller à l’école des beaux-arts.

NOUVELLES VAGUES : Pourquoi la peinture abstraite pour représenter les choses ?

IRÈNE LLORENS : Je trouvais qu’on dégage beaucoup plus de choses avec l’abstrait. J’aimerais quand-même préciser que je ne suis pas capable de représenter un visage sur une toile. Et même si je le savais, je ne l’aurais pas fait. Parce qu’un visage ou un paysage quelconque, ne représente qu’une seule réalité, alors que l’abstrait en représente énormément selon le visuel et le ressenti de chacun. Par rapport à mon cancer, cet art était une manière de m’ouvrir et de sortir du chagrin. Un arbre ne va pas plus loin, tandis qu’un tableau abstrait c’est plusieurs couleurs et plusieurs significations. Et vu que je n’ai pas fait les beaux-arts, a priori je ne savais pas peindre. Je veux dire une image assez représentative. On peut penser que la peinture abstraite à l’air simple, mais en réalité non. Il y a dans sa production beaucoup plus de travail encore. Et pour moi, c’est comme si je faisais une thérapie pour oublier mon cancer.

NOUVELLES VAGUES : Une explosion peut-être de quelque chose au fond de vous ?

IRÈNE LLORENS : C’est en même temps une colère et une joie. Il y a la colère du pourquoi moi, et la satisfaction du fait de réussir à faire ressentir de la joie aux autres. Pour éviter d’aller voir un psychologue, j’ai préféré me mettre dans la peinture. Ma tristesse se manifestait par des couleurs plus foncées au niveau des tableaux. En général il y a des choses que j’ai du mal à exprimer. Mes toiles me permettent donc de créer cette communication. Et au-delà du message que je transmets, chaque personne trouve à travers ces tableaux un moyen de communiquer avec son être intérieur. Pour une personne angoissée par exemple, l’objet peint en face d’elle peut soit l’amener à comprendre son mal, soit la consoler en l’aidant à surmonter sa peine.

NOUVELLES VAGUES : Sur un tableau où l’on ne verrait aucune forme apparente, comment s’opère donc ce processus d’identification ?

IRÈNE LLORENS : C’est vrai qu’il n’y a pas spécialement de visage, mais il y a des formes à travers lesquelles l’on peut effectivement voir des choses que les autres ne voient pas forcément. Et une des particularités est que celui qui veut voir une maison la verra. En gros ce sont des tableaux qui sont conçus objectivement et chacun y voit une réalité différente par usage de subjectivité, en transposant ses sentiments. J’ai rencontré des personnes qui ont du mal à exprimer leurs sentiments. Elles m’ont dit qu’en voyant mes tableaux elles ne ressentaient absolument rien. Elles souhaiteraient voir plutôt un paysage à la place d’une représentation sans forme concrète. Pour moi, ces gens sont renfermés en eux-mêmes. Je veux dire pas dans leurs cerveaux, mais à l’intérieur d’eux ils ont constitué un univers qui est totalement indépendant de toute expérience extérieure. Ils ne peuvent pas aller au-delà d’eux-mêmes. Ils ont peur de voir ce qu’ils n’ont pas envie de voir.

NOUVELLES VAGUES : Peut-on définir l’abstrait comme un espace immense dans lequel chacun peut trouver ce qu’il recherche et en même temps apporter ce qu’il veut ? Ou plutôt une réalité qui n’a qu’un seul but ?

IRÈNE LLORENS : La particularité de l’abstrait, c’est que le ressenti est la clé de l’interprétation. Et chaque personne, selon son tempérament peut ressentir les choses différemment des autres. Il y a des personnes qui sont intéressées uniquement par les couleurs ; et d’autres qui sont intéressées par les formes multiples que peuvent donner la décoration sur un tableau abstrait. Le fait de s’intéresser aux couleurs c’est déjà bien. Mais je me dis surtout qu’avec le temps, à force de le regarder, ils pourront arriver à voir un jour d’autres choses à travers ce tableau.

Irène Llorens

NOUVELLES VAGUES : Que comprenez-vous du choix d’un tableau par un acheteur ?

IRÈNE LLORENS : Je peux voir à l’intérieur de la personne à travers un simple choix. Je veux dire que le choix d’un tableau tel que peint avec les couleurs et leur mélange, me permet de savoir l’état d’âme de la personne. J’arrive à comprendre si la personne est animée par un fond joyeux ou plutôt triste. Ce n’est pas de la superstition. J’ai une sorte de don qui vient de ma famille. Je pense que mon art est né à la fois de cette douleur qui voulait s’exprimer sous la forme de quelque chose de concret, un moyen de partager ce que je vivais à ce moment-là tout au fond de moi, et de ce don qui a fini par éclater un jour. Parce qu’il s’est avéré que j’avais déjà ce don de « voyance » si l’on peut l’appeler ainsi, et ce n’est pas seulement à partir de ma maladie, puisque j’ai commencé à le sentir lorsque j’ai perdu mon père il y a bien des années.

NOUVELLES VAGUES : Pensez-vous qu’il y a un lien direct entre la spiritualité et l’art abstrait ?

IRÈNE LLORENS : En ce qui me concerne, oui. Pour moi, les deux ne font qu’une et même chose. On ne saurait pas les dissocier. Il y a des psychologues et d’autres personnes qui en parlent peut-être sous un autre angle. Je n’ai pas fait de grandes études, et pour ces personnes je ne serais pas en mesure de bien exprimer les choses. Mais je suis sûre et certaine qu’on ne peut pas séparer l’art abstrait de la spiritualité. Il y a des gens autour de moi qui ont essayé de faire de la peinture abstraite, mais n’ont jamais pu. Leurs tableaux ressemblaient plutôt à des dessins de gamins de la maternelle.

NOUVELLES VAGUES : Comment procédez-vous lorsque vous peignez ?

IRÈNE LLORENS : Ce n’est pas compliqué. Je prends ma toile et je la pose sur le chevalet, ou à défaut je la pose sur la table. Ça dépend de ce que je veux peindre. Je m’installe devant la toile, les bras croisés et je la regarde. Je ne sais pas si je dois appeler ça une vision, mais il y a une chose qui se met devant moi et me dit « rouge ». Ce qui veut dire « fond rouge ». Ensuite je me réinstalle. A ce moment c’est incroyable j’ai devant mes yeux des couleurs qui sortent. Je prends donc mon pinceau et je me lance. A croire même que j’ai un miroir devant moi avec des couleurs.

NOUVELLES VAGUES : Est-ce qu’en mélangeant plusieurs couleurs pour créer une image moins lisible on fait de l’art abstrait ?

IRÈNE LLORENS : Ça dépend. Il faut voir déjà le tableau comment il est peint. Si l’on observe bien, et ceux qui font de l’art abstrait peuvent témoigner, ce type de tableau dégage quelque chose de particulier. Se mettre à jeter des couleurs vaguement sur une toile n’est pas forcément l’expression d’un intérieur qui s’extériorise. On y trouvera juste une toile avec des couleurs, alors qu’une peinture abstraite doit exprimer quelque chose de fort. On doit ressentir quelque chose qui va au-delà même de la simple admiration par la beauté de ses couleurs.

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