17 octobre 1961 : une nuit oubliée

Lou Fontana | Il y a exactement soixante-trois ans, la France vivait un épisode sombre. En pleine guerre d’Algérie, les violences faisaient partie du quotidien, avec la torture et d’autres méthodes de répression largement utilisées jusqu’à la fin du conflit en 1962. Évènement brûlant de l’histoire contemporaine, la nuit du 17 octobre 1961 témoigne du rapport trouble que la France entretient avec son passé colonial. Ce soir-là, un drame se joue dans les rues de Paris : des Algériens sont jetés dans la Seine, un crime que la France veut oublier.

Le 5 octobre 1961, la préfecture de police de Paris annonçait la mise en place d’un couvre-feu à caractère discriminatoire : « Il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement de 20h30 à 5h30 du matin. » (Ordonnance du préfet de police en date du 5 octobre 1961, APP, Ha 110.)

Les bars et établissements tenus ou fréquentés par des Algériens devaient également fermer leurs portes dès dix-neuf heures. Le préfet de police Maurice Papon, déjà impliqué dans la déportation des Juifs durant l’Occupation, visait, par cette mesure, à répondre aux revendications des forces de l’ordre, dans un contexte marqué par une recrudescence des attentats.

Le 17 octobre 1961, en réponse au couvre-feu imposé, le Front de Libération Nationale (FLN) appela à la censure. Des Algériens, manifestant pacifiquement pour mettre fin à la répression, obtenir l’égalité des droits et la liberté de l’Algérie, furent abattus ou frappés et jetés dans la Seine par la police parisienne.. La manifestation fut rapidement dispersée. Au-delà des simples arrestations, les manifestants sont traqués, battus, arrêtés en masse, et même jetés dans la Seine. Ce soir-là, le fleuve traversant Paris devint un bain de sang. Le massacre du 17 octobre 1961 atteignit le paroxysme d’une répression couramment pratiquée par les autorités françaises à l’encontre des immigrés algériens. Le degré de violence dépasse l’entendement, le journal Le Monde parle d’une véritable « chasse à l’homme ».

Malgré le souvenir encore vif et douloureux des rafles de la Seconde Guerre mondiale, les conditions de détention des Algériens rappellent ces sombres événements. Conduits dans divers lieux dépourvus d’infrastructures sanitaires, tels que le Palais des Sports à la Porte de Versailles, les manifestants subissent des violences . Parmi ces brutalités figure la « haie d’honneur », où, à l’arrivée des détenus, des soldats formaient deux rangées pour les frapper avec des bâtons, des crosses de fusil, ou d’autres objets. Ce terme, utilisé de manière cynique, fait référence à un rituel d’humiliation, de violence et de punition. Il s’agit d’une des nombreuses techniques employées pour terroriser et soumettre les populations algériennes dans ce contexte de guerre coloniale.

Cliché pris par le photographe de l’Humanité Jean Texier, près du pont des Arts, le 6 novembre 1961. Jean Texier/Mémoires d’Humanité/Archives dép. de la Seine-Saint-Denis

Cet événement, ainsi que les tactiques institutionnalisées qui y ont été utilisées, démontre que l’État français a progressivement importé en métropole la violence qu’il déployait depuis les années 1940 au Maroc et en Algérie dans sa lutte contre le nationalisme. La guerre s’est répandue au territoire français par un simple mécanisme d’extension de la lutte pour l’indépendance. L’exportation de ce conflit en France impliquait que le système répressif métropolitain, notamment la nuit du 17 octobre 1961, reposait sur une reproduction consciente des méthodes utilisées en Algérie. Comme l’a exprimé la directrice du Comité fédéral de la Fédération de France du FLN, « le préfet Papon vise à faire sa bataille de Paris comme Massu la bataille d’Alger. Donc vous voyez l’enjeu et il nous faut gagner cette bataille sans grands dégâts ». Ainsi, par reproduction, Maurice Papon et le FLN se livrèrent un affrontement à Paris, à l’image de celui opposant le général Massu et le FLN à Alger.

Néanmoins, la répression sous l’égide d’une exportation depuis l’Algérie ne peut pas être généralisée. Maurice Papon n’avait pas pour objectif de transposer à l’identique le système répressif algérien, il s’adapta au contexte parisien. De même, la police parisienne avait sa propre expérience et sa propre vision du maintien de l’ordre dans la capitale. La guerre d’Algérie s’est donc exportée à Paris tout en s’adaptant à son environnement. En France, il existe à cette époque un continuum de violences policières, dont le 17 octobre 1961 représente l’apogée.

Pourtant, malgré les violences évidentes subies par de nombreux manifestants, les chiffres exacts restent incertains. Le bilan est difficile à établir, car l’État français a longtemps refusé de reconnaître la répression, laissant ce massacre dans l’ombre pendant des années. Maurice Papon continua à gravir les échelons du pouvoir malgré cette nuit sanglante, et Paris ferma les yeux. Ce n’est que plusieurs décennies plus tard que la lumière sera mise sur ces évènements. Aujourd’hui encore, la reconnaissance officielle de ce massacre demeure un sujet sensible.

Du point de vue de l’État, une question se pose : pourquoi un tel silence ? La réponse semble évidente. Reconnaître ces événements aurait impliqué de mettre en cause l’État français lui-même, ainsi que son armée, sa justice, sa presse et ses responsabilités dans la guerre d’Algérie. Dans l’imaginaire collectif, un pays de tradition libérale comme la France ne peut accepter l’idée d’avoir du sang sur les mains, surtout en plein cœur de sa capitale. Après les conflits, le silence est souvent de mise, sous prétexte de permettre d’aller de l’avant. Mais est-il réellement une voie vers la paix ou plutôt un outil de l’oubli ?

Il nous revient de nous interroger : le silence favorise-t-il l’oubli, et cet oubli étoufferait-il la douleur ? Mais en tant que citoyens français, ou plus fondamentalement en tant qu’êtres humains, l’oubli n’est-il pas une forme d’acquiescement tacite à cette violence d’État ? Bien que l’aspect moral de cette guerre ait été abordé et intégré dans le débat public, l’essentiel est souvent laissé de côté, sans véritable traitement.

Lorsque que l’on évoque la morale, on pense souvent à la violence et aux crimes de guerre commis entre 1954 et 1962, considérés comme des fléaux qu’il ne faut surtout pas laisser sombrer dans l’oubli. Cependant, il est crucial d’aller plus loin et d’aborder le problème dans sa globalité. La véritable question morale réside dans la dimension politique de la torture, lorsqu’elle devient une institution d’État. Si, par le passé, l’État français n’a pas respecté des principes moraux fondamentaux, il serait sans doute préférable de réexaminer ce passé à l’aune de nos propres normes éthiques. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer des actes immoraux selon des sensibilités idéologiques, mais de révéler une torture d’État qui a été banalisée, normalisée et, trop souvent, ignorée, voire oubliée. L’histoire est source d’enseignements, comme le souligne Winston Churchill, “un peuple qui oublie son passé se condamne à la revivre.” Même si la mémoire historique est marquée par la honte et la douleur, elle demeure un ciment qui unit les générations et façonne la conscience nationale.

Ainsi, la question de la moralité de ces événements est importante, mais elle doit être envisagée dans un cadre plus large, celui de notre responsabilité de mémoire concernant la torture d’État pratiquée pendant cette guerre. Considérer la banalisation de cette torture comme le principal enjeu moral nous invite à réfléchir sur notre rapport à la domination de l’homme par l’homme. Comment peut-on vivre dans un pays en occultant son passé de bourreau, un passé où l’on contraignait l’homme à parler non pour écouter sa parole, mais pour lui confisquer, et où la répression servait de réponse au désir de liberté ?

Dans ce contexte, les mots d’Albert Camus, lui-même marqué par l’histoire algérienne, prennent tout leur sens : « jeune homme, puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l’effacer. » (Le Premier Homme)

Bibliographie :

  • Lafaye, C. (2012). Sylvie Thénault, Algérie : des « évènements » à la guerre. Idées reçues sur la guerre d’indépendance algérienne.
  • Vidal-Naquet, P. (1998). La torture dans la République : essai d’histoire et de politique contemporaines (1954-1962). Les Editions de Minuit.
  • Vidal-Naquet, P. (1989). Face à la raison d’Etat : un historien dans la guerre d’Algérie.

1 commentaire

  1. merci pour cette article qui rappelle, en effet, une phase honteuse, et pourtant non unique, de notre histoire récente;

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