Pièce de théâtre satirique sur notre futur écologique

Shaïna LOUIS | Bienvenue dans un banal journal télévisé de l’an 2080. Malgré les avertissements des économistes et spécialistes des années 2020, l’usage du pétrole a continué d’être excessif jusqu’à atteindre un point de non retour. L’épuisement des réserves ainsi que les coûts d’extractions extrêmes font que, en cette fin de siècle, le pétrole est devenu un produit de luxe. Ainsi dans ce monde, les stations essence sont devenues des lieux sacrés ou les rares personnes qui s’acharnent à rouler en voiture se battent pour deux litres de carburant…
Caméraman : Silence !
M. Colgast : Attendez, [Mr Colgast s’accroche au bras de Géraldine, son assistante, comme un jeune garçon effrayé d’être lâché dans le grand bain.] Comment vous le prononcez ça, pèqueoi—
Caméraman : Moteur !
Géraldine : Peak Oil, monsieur.
M. Colgast : Ah, oui, oui. C’est bien ça. Merci Géraldine.
Caméraman : Moteur, Géraldine !
M. Colgast [en resserrant le nœud de sa cravate]: Ces british, j’vous jure…
Géraldine [en trottinant hors champ] : C’est bon, c’est bon. Je m’éclipse.
Caméraman : Ça tourne !
[ Plan large. La caméra expose aux téléspectateurs un plateau lumineux, moderne. Des écrans de fond affichent des images romancées de la ville lumière, en pleine nuit. La caméra effectue un zoom subtil sur l’écran lorsque Le 21H30, le nom du JT, une heure tardive pour laisser le temps à chaque français de rentrer chez soi après une longue journée de travail, s’affiche à l’écran. Puis, elle glisse lentement sur Mr Colgast, le présentateur préféré des français qui assure à la fois, tous les week-ends ainsi que les jeudis, le JT de 14h et celui de 21H30. Derrière un bureau en verre étincelant, M. Colgast porte un costume gris anthracite impeccable. Sa posture apparaît décontractée mais étrangement, son regard bleu semble légèrement égaré et son sourire ultra-professionnel semble figé. N’empêche, la caméra ne manque pas une minute pour effectuer un plan rapproché sur le visage tiré à quatres épingles de Mr Colgast et surtout sur le sourire radieux qu’il arbore. Un sourire Colgate White diraient certains. Mais pas devant lui, évidemment. M. Colgast déteste autant les British qu’il a en horreur leur langue. ]
M. Colgast : Bonsoir, c’est Mr Colgast pour votre rendez-vous du samedi soir. Aujourd’hui, édition spéciale carburant : le cours du baril atteint 3 750$ contre seulement 80$ en 2024. C’est 45 fois plus qu’il y a 50 ans. [Un plan large expose tout le plateau. Deux hommes à l’air savant ont rejoint notre présentateur à son bureau. ] Nous discuterons plus en détail avec notre chroniqueur énergie, Monsieur Campton ainsi que le ministre de l’énergie, Mr Watt.
[ L’écran du plateau se met à retransmettre l’extrait d’une pub de parfum pour homme. ]
M. Colgast : Encore et toujours cet or noir qui en fait rêver plus d’un, le parfum au pétrole « Or Noir », de la marque Givenchy, inédit en cette année 2080, s’arrache comme des petits pains et ce, malgré le prix hallucinant de 3 900€.
M. Colgast : Enfin, le hashtag, [M. Colgast jette un coup d’œil à ses notes avant d’adresser un regard déterminé à la caméra.] #MyLuxuryPetroleum, des influenceurs qui s’affichent avec leur gourde de carburant de 1L et des stations essences laissées à l’abandon depuis 20 ans transformées en musée, c’est dans l’Actu des Réseaux…
[ Changement de lumières sur le plateau. L’éclairage se tamise pour conférer à la pièce une atmosphère plus sérieuse. La caméra effectue un plan rapproché sur nos trois compères assis au bureau central, et si le sourire stupide placardé sur le visage de Mr Colgast semble inapproprié à la situation, personne n’ose lui en souffler mot à l’oreillette. ]
M. Colgast : Bonsoir messieurs. C’est un honneur de vous avoir sur notre plateau. Monsieur Campton, en France, le prix de l’essence s’élève à 298€ le litre. Nos concitoyens de la classe moyenne doivent se fournir dans des stations dites « communes », avec 2 à 3h d’attente et une ration limitée à 9L par personne et par semaine. De ce fait, 79% de français ont renoncé à leur voiture, un taux en constante augmentation depuis hum, depuis le peak oil qu’a subit le monde en 2040. Pouvez-vous nous éclairer sur la situation actuelle. Qu’est-ce qu’il se passe concrètement depuis 50 ans ?
Professeur Crampton : Il faut comprendre que nous assistons à une contraction dynamique du flux pétrosphérique, aggravée par une micro-inertie des stocks transcontinentaux. En termes simples — mais pas trop simples — nous naviguons dans une phase de déséquilibre hydrocarboné asymptotique. Nous constatons entre autres, une demande accrue d’hydrocarbure liquide, pour une offre quasi inexistante à l’échelle de la planète.
M. Colgast : Ah… Je vois. Fascinant. Et inquiétant. Mais surtout fascinant. Cela serait dû à quoi ?
Professeur Crampton : Les causes ? Ah, ça. La question est vaste et les possibilités de réponses le sont encore plus. Mais dites-vous bien Mr Colgast que l’Humanité, dans sa quête effrénée de transcendement civilisationnel — notamment dans les zones géo-culturelles dites occidentales — n’a cessé de générer des artefacts techno-propulsifs énergivores. À chaque innovation, une exigence accrue en fluide fossile premiumisé. Plus vite. Plus loin. Plus carboné. Prenons l’exemple du véhiculateur individuel à combustion interne, communément appelé voiture : les sociétés ont procédé à une reconfiguration spatiale systémique afin de rendre son usage non seulement désirable, mais structurellement incontournable. Or, toute dépendance mécanique implique une dépendance pétrologique. Et nous voilà, en 2080, à genoux devant l’or noir. Luxe, rareté, et gouttes comptées. Entre autres, notre condition actuelle ne peut avoir pour cause que notre quête acharnée, débridée même, de croissance…
M. Colgast : Notre condition était donc prédestinée—
Professeur Campton : En effet. Il faut comprendre que « there are no great limits to growth because there are no limits of human intelligence, imagination, and wonder»
[ Le visage du professeur Campton semble s’illuminer à l’entente de ses propres mots tandis que celui de Mr Colgast se crispe. ]
Professeur Campton : Ce n’est pas de moi malheureusement.
M. Colgast [sans même remercier le professeur pour son intervention, se tournant vers Mr Watt] : Monsieur le Ministre, dans votre dernier communiqué, vous avez abordé le contexte actuel de pénurie en la qualifiant de « sobriété énergétique festive ». Pourquoi ce choix de mots, quand on sait que l’Indice Baril-Vie en France est en moyenne de 1,9?
Ministre Watt : Il est vrai que la pénurie de pétrole a fait baissé le niveau de vie de certains francais. Mais celle-ci est une opportunité vers un avenir meilleur afin que nous apprenions à vivre en osmose avec la nature et que nous ré-apprenions les joies des déplacements à pied. L’invention des vélos à hydrogène, l’élargissement des trottoirs, tout cela n’aurait pu être possible sans cette pénurie. C’est pourquoi nous préférons parler d’une transition joyeuse vers une mobilité alternative et introspective.
M. Colgast : Tout est donc une question de perspective.
Ministre Watt : C’est cela. D’ailleurs, l’élargissement des trottoirs a un cobénéfice pour la santé. Nous contribuons à un environnement plus propre et à des corps plus sains.
M. Colgast : Ah, l’environnement, quel beau concept…
Ministre Watt : Comme l’a justement évoqué le professeur Campton, les sociétés occidentales nous ont rendus dépendants de l’automobile. En 1973, le philosophe André Gorz a d’ailleurs évoqué un certain paradoxe de la voiture automobile qui nous donne un semblant de liberté alors que nous sommes en réalité aliénés par une dépendance à ce moyen de déplacement.
M. Colgast : Une dépendance à quoi si je peux me permettre ?
Ministre Watt : Aux réparateurs, au carburant. La pénurie de pétrole a donc elle-même un cobénéfice : celui de nous redonner notre liberté.
M. Colgast : Et qui ne voudrait pas retrouver sa liberté ! Merci monsieur le Ministre pour votre intervention.
[ M. Colgast s’adresse maintenant directement à la caméra. Chez les francais, l’écran du JT se divise avec d’un côté notre présentateur et de l’autre un jeune reporter terrain. Son air ennuyé, presque nonchalant, contraste avec la tension palpable de l’environnement dans lequel il se trouve. ]
M. Colgast : Danny Roche vous êtes en direct d’une station essence commune à Villejuif, dans la zone périurbaine de la couronne sud de Paris.
Danny : Oui, ici l’IBV moyen est de 1,0, ce qui est plutôt correct comparé aux campagnes et aux zones Z.E.R.O qui ont un IBV compris entre 0,4 et 0,1. Cependant, si l’on compare avec l’IBV du centre de Paris ou même de Versailles, environ 2,9 en moyenne pour ces deux villes, l’accès au carburant y est beaucoup moins facile.
[ Des bruits de klaxons. Des crissements de pneus qui dérapent sur l’asphalte. ]
M. Colgast sourire aux lèvres : Effectivement.
Danny : Comme vous pouvez le voir, l’attente est longue dans ces stations essences. Jusqu’à 3h d’attente même à cette heure tardive. Cela peut donner lieu à des tensions entre Villejuifois. Comme hier, où deux hommes en sont venus aux mains pour le litre d’essence restant d’une pompe à essence « Ultra95 ».
M. Colgast : Justement, vous êtes accompagné d’une villejuifoise…
Danny [en baillant] : Oui, Madame Briand vient toutes les semaines ici, puisque sa voiture thermique consomme énormément.
Madame Briand [à qui on a passé le micro] : C’est du n’importe quoi. Ça l’était déjà il y a 30 ans mais là, c’est du grand n’importe quoi. L’état nous impose déjà un quota hebdomadaire de 9L mais en plus maintenant, j’ai entendu dire qu’ils voulaient nous forcer à avoir un justificatif de notre médecin ou de notre employeur pour prouver que l’on en a vraiment besoin ! ‘Fin, je ne sais pas ce qu’ils pensent, a presque 300€ le litre, on ne va pas à la pompe pour le plaisir ! Pour les riches bourgeois de Paris, bizarrement, je n’ai jamais entendu quoi que ce soit en rapport avec des quotas ou des justificatifs. Leur carburant est même de meilleure qualité !
[En duplex à Villejuif, la caméra se met à filmer les longues files d’attente derrière les deux pompes à essence de la station. On peut voir des gens sortir de leur voiture pour se dégourdir les jambes, les enfants se mettent à jouer à cache-cache entre les voitures.]
Madame Briand [sur qui la caméra se redirige] : M’enfin, comme vous pouvez le voir, y’a une vraie ambiance de festival ici.
Danny [a deux doigts de fermer l’œil] : C’est clair.
Fin de la retransmission en duplex.
M. Colgast : Merci Danny. Merci également à monsieur Le Ministre et à notre chroniqueur énergie pour cette discussion. Un parfum qui fait ravage, c’est le parfum « Or Noir » à 3 900€ de Givenchy, en partenariat avec le PDG du diesel haute gamme « BlackLine Premium ». Regardons tout ça en image.
