Sur la faille
Julien Zimmer, 20/03/2012
Oslo, 31 août. Ces deux coordonnées délimitent l’espace spatio-temporel investi par le film, mais ce titre comporte un mystère initial. Une page de plus qu’on arrachera sur un éphéméride? A moins qu’il ne s’agisse d’un évènement, comme le sont New-York, 11 septembre ou Oslo, 22 juillet.
Le doute plane au début du film. Ainsi, cet incipit où des images se
succèdent tandis qu’on entend des personnes évoquant des souvenirs
liés à Oslo, à la manière des « Je me souviens… » de Georges Perec.
Les images parfois impressionnantes (la destruction d’un immeuble dans
le centre d’Oslo), parfois anodines (un adolescent jouant au football,
filmé avec un effet fish-eye), s’enchaînent dans une sorte de zapping
sur les vies qui peuplent Oslo. Une façon de nous dire que le point de
vue qu’adopte le film, celui d’Anders, est un point particulier
extrait du quadrillage infini des regards.
Pourtant, une des premières choses qui est donnée à voir au
spectateur, c’est la tentative de suicide d’Anders. Sa tentative de
noyade dans le lac échoue, et à l’image funeste d’Anders englouti,
succède son corps émergeant de l’eau. Une mort et une naissance à
quelques secondes d’intervalle, ce début de journée est déjà
l’évènement ultime.
Anders arrive au terme d’une cure de désintoxication qui a duré deux
ans, et il doit se rendre aujourd’hui à Oslo pour un entretien
d’embauche. La promesse d’un nouveau départ, d’une nouvelle vie.
Cinématographiquement, Anders est un personnage idéal. Ce sont bien 24
heures de sa vie qui sont filmées (le film commence à l’aube, et
s’achève à l’aube du jour suivant), mais ce cycle condense toute une
vie.
L’ambition du projet de Joachim Trier est portée par l’humilité de
l’échelle adoptée: une échelle humaine, partielle, imparfaite, que
représente Anders. C’est à cela que tient la justesse du film.
L’émotion n’est jamais grandiloquente, jamais pathétique, et pourtant
réellement poignante.
C’est aussi parce que le film est sans cesse en équilibre entre
différentes tonalités. A l’image d’Anders, le cinéma de Joachim Trier
est instable. L’intelligence du cinéaste est non seulement de
poursuivre cet équilibre, mais aussi de nous montrer à quel point
celui-ci est fragile, et éphémère. Les conversations entre Anders et
d’autres personnes, qu’elles soient amies ou rivales, sont des moments
privilégiés où le spectateur peut sentir la précarité de cette ligne
de rupture. La force positive et la force négative se cherchent, se
narguent, et cela aboutit bien souvent à une explosion, c’est-à-dire
le succès d’une de ces forces sur l’autre. Au cours de l’entretien
d’embauche, Anders fini par avouer qu’il a été toxicomane. Cet aveu
provoque un accès de frustration chez le jeune homme, et c’est
finalement lui, excédé, qui écourte l’entretien.
Ces moments critiques sont impressionnants, mais des
micro-basculements s’opèrent en permanence. Ces variations dynamiques
sont permises par la discrétion de la mise en scène. L’absence d’effet
voyant produit un surcroît de visibilité dans l’espace et le temps que
le film explore. Ce décloisonnement est matérialisé lorsque Anders,
assis à l’intérieur d’un café, porte attention aux conversations des
personnes à côté de lui. Ces conversations sont filmées, car l’oreille
d’Anders justifie dans un premier temps le flottement de la caméra
dans la pièce. Et puis la caméra s’émancipe: les contre-champs sur
Anders cessent. Une jeune femme passe devant le café et accroche la
caméra qui quitte alors le champ de vision d’Anders. On retrouve la
jeune femme dans la cuisine de son appartement, où elle est tête
baissée, comme en proie à un grand doute. Cette échappée dans
l’intimité d’une anonyme relativise certes quelque peu le mal-être
d’Anders, mais elle nous affirme surtout ce que l’incipit suggérait:
cette jeune femme aurait pu être l’héroïne du film.
Humilité de Joachim Trier conscient de l’imperfection du cinéma ?
L’hommage à Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec
dit autre chose. Assis à ce bar, curieux de tout ce qui se passe dans
son champ de vision et son champ sonore, Anders c’est Perec assis à ce
café de la place Saint-Sulpice. Si le geste est similaire, la posture
est elle très différente: le cinéaste semble mieux armé que l’écrivain
pour cet exercice. Non seulement la caméra peut investir à l’infini la
profondeur de champ, mais surtout elle écrit instantanément ce qu’elle
voit. Elle accomplit la tentative de Georges Perec: l’exhaustivité,
l’épuisement. Le mystère initial du titre devient aporie: tous les
évènements sont filmés, si bien que tout évènement est une anecdote.
Belle critique. Et beau film. Sujet dangereux pourtant: on peut frôler à tout moment le drogué post-adolescent. Mais non, le film est coloré d’un joli ton d’adieu, on sent poindre un détachement progressif du monde; un regard à la fois presque cynique (le monde est trop peu) et élogieux ( on perçoit sa beauté ).