Sylvie Rollet

Sylvie Rollet

DSC_0859modif
Sylvie Rollet était lors de l’interview maître de conférence HDR en études cinématographiques, codirectrice du programme de recherche « Théâtres de la mémoire » et fondatrice du festival « Objectif Censier ». Maintenant, elle est professeure à l’Université de Poitiers.

PARCOURS

Vous vous êtes dirigée d’abord vers la philosophie et la littérature. Pouvait-on lire malgré tout dans vos intérêts celui que vous alliez nourrir pour le cinéma ?

Je pourrai vous répondre à la manière de Sartre, dans Les Mots : « depuis tout petit, je voulais devenir écrivain ». Mais je ne crois pas à cette conception. Je parlerais davantage de hasards, voire de non-choix. Le cinéma permet de penser avec la philosophie, et peut-être se confronte-t-il davantage au monde que quelque autre art que ce soit.
Or, à l’époque où les jeunes gens de ma génération allaient au cinéma, je faisais de la politique. La pensée luxembourgiste, les idées conseillistes m’intéressaient beaucoup.  La question du cinéma ne se posait pas prioritairement. Bien que je sois allée voir les films d’Einsenstein – qui étaient au goût du jour – je n’étais pas cinéphile. Il était possible d’être politiquement dans le monde sans aller au cinéma.
Sans doute la relation au cinéma s’est-elle alors substituée à une possibilité d’être dans le monde qui tout un coup s’évanouissait. Dans ces années-là, les années soixante-dix à quatre-vingt il était encore envisageable – je travaillais aux Cahiers de mai et non aux Cahiers du cinéma – d’agir, d’aider les travailleurs en lutte à organiser des réunions, de se faire secrétaires de séances, d’enregistrer la parole ouvrière. Les années post soixante-huitardes ont progressivement vu la fin de l’interpénétration des classes, des groupes sociaux – une interprétation qui, dans mon enfance était banale et non proprement « politique ».
Retrouver dans tel film, chez tel cinéaste quelque chose de cette densité du monde m’a ramenée au cinéma. Peut-être le film faisant charnière est-il le film d’Angelopoulos en 1975, Le Voyage des comédiens. Il m’a ouvert sur toute une histoire que j’ignorais, l’histoire grecque, qui est à la fois proche et lointaine. On connaissait beaucoup mieux ce qui se passait en Espagne ou Portugal, les dictatures franquistes et salazaristes. Mon père s’était engagé dans les Brigades Internationales. La Grèce ressemble à cette Europe latine autant qu’elle en diffère car elle est aussi un pays des Balkans.

Comment êtes-vous arrivée jusqu’à L’UFR de cinéma de Paris 3 ? Peut-on revenir sur votre parcours ?

J’ai commencé par la philosophie, puis je me suis brièvement établie en usine avant de m’établir en collège d’enseignement technique où j’ai adoré travailler et ce, pendant des années. J’y ai enseigné la littérature et l’histoire car j’avais entrepris des études d’histoire parallèlement, pour le plaisir.
J’ai donc passé le capes des lycées professionnels, travaillé en classe de baccalauréat. Par la suite j’ai également passé l’agrégation de lettres et j’ai été reçue, ce que j’ai mal vécu car je n’avais alors plus le droit d’enseigner en lycée professionnel. J’ai eu un doyen de l’inspection générale formidable qui s’est battu pendant deux ans pour que je reste dans mon lycée. On a finalement du céder. Je me souviens d’avoir passé un coup de téléphone à la secrétaire nationale du SNES – en espérant que ce syndicat prendrait la défense de mon engagement auprès de mes élèves. Cette dernière m’a répondu, outrée : « mais madame avec l’agrégation on ne peut quand même pas enseigner à ce niveau ». Une fois obligée de quitter l’enseignement professionnel, j’ai été enseignante deux ans dans collège où je me suis un peu ennuyée. Un poste s’est offert à l’IUFM, j’ai candidaté et j’ai été prise.
Alors que je forme de futurs professeurs de littérature, la vie décide encore autre chose. J’avais commencé en dilettante des études en cinéma, par goût. Je n’avais pas réellement le désir de me retrouver à l’université, mais l’idée de faire du cinéma mon objet principal et non plus de le garder comme plaisir parallèle était séduisante. Un soir, je reçois un coup de téléphone du président de l’époque de l’université de Paris 3. Ce dernier me propose un poste à remplir immédiatement. Naïve, je ne me suis pas doutée qu’à partir de ce moment là j’entrais dans une des grandes combines de cette université. Je m’en suis aperçue quand je ne pouvais plus reculer, en arrivant, confrontée à une ambiance glaciale. Cependant, cela m’a relativement peu atteinte, et les choses se sont arrangées. Sans doute nos « mandarins » ont-ils fini par penser que ma présence n’était guère « gênante », surtout de jeunes collègues ont été nommées à ce moment-là comme Sylvie Lindeperg et Christa Blümlinger. On a construit notre monde à nous, à l’écart des luttes mandarinales.
Pour sinueux qu’il paraisse, mon parcours montre que l’on peut toujours faire des choses passionnantes où l’on est, accompagné des gens formidables ; ces derniers existent partout, quant aux autres, il faut les laisser.

ACTIONS A PARIS 3

Quand vous parlez de présence « gênante », vous pensez aux changements que vous avez apportés au sein de Censier ?
On est forcément « gênant » quand on entreprend de changer un certains nombres de choses. Parmi ces dernières, il en a existé deux ou trois qui m’ont paru extrêmement choquantes, fondées sur un irrespect généralisé.
La salle 211 ou la révolution
Ce que l’on a fait en premier lieu, grâce à un collègue, à Kristian Feigelson, et Roland, le responsable de la vidéothèque, c’est création de la salle des chargés d’enseignements. Ils étaient plus de quatre-vingts. Il n’avaient pas de casiers, ils ne pouvaient pas laisser leurs affaires, quand ils arrivaient à huit heure matin le lundi ils ne pouvaient pas avoir leurs photocopies puisque le secrétariat ouvrait plus tard. Je me souviens avoir demandé au conseil d’UFR que l’on crée une salle pour eux, en pensant à la salle 211, ce à quoi on m’avait que cela était impossible car cette dernière servait de salle réunions de recherche des professeurs.

On a fait un coup de force. On s’est emparé de la salle 211. D’un côté, on a établi un sas avec des casiers tandis que de l’autre côté il restait une table pour se réunir, afin que les titulaires ne soient pas contraints de côtoyer de « simples » chargés de cours ! La direction de l’Ufr s’est finalement adaptée à cet « état de fait »: elle a finalement fait mettre les casiers au mur. Pour moi, cela se rapporte au modèle de Lipp : on travaille, on vend, on se paye. On prend une salle, on l’installe et on travaille à l’intérieur. Le fonctionnement de la société dans laquelle nous vivons demeure très hiérarchisée, il faut le casser par des actions concrètes.
De manière plus anecdotique, nous étions couverts de poussière de la tête aux pieds pour aménager la salle, en sueur. Les étudiants qui passaient étaient étonnés. Le plus drôle était de voir passer nos mandarins les uns après les autres qui nous regardaient sans dire un mot. La salle 211, c’était la révolution !
Désormais, il s’agit d’une institution.

Objectif : Censier !

Les ateliers, c’est la même révolution.
Ils sont nés de la rencontre de deux choses. En conseil de département Emmanuel Siety avait rapporté une idée qui m’avait intéressée, celle de mettre en place de manière expérimentale des petites unités de tournage pour les rattrapages. Il expliquait que quand les étudiants étaient obligés de cadrer ils étaient amenés à se poser des questions qui les aidaient à voir les films, à penser le discours que comporte tout cadrage.
Arrive par la suite, au printemps 2009, le mouvement d’occupation de l’université organisé par les étudiants. La faculté est bloquée, 8O% des étudiants ne sont pas là. L’idée est venue entre le rez-de-chaussée et la salle des professeurs. Je me suis dit qu’il fallait faire faire des films aux étudiants. Cela permettait de contourner le blocage,  en expliquant au comité de grève que ces films n’étaient pas contre la grève, au contraire, qu’on pouvait inventer autre chose qu’un cours, reposant sur la créativité des étudiants. Les étudiants qui venaient en AG étaient de moins en moins nombreux. Le jour où l’on a présenté les films, l’amphi était bondé. Les ateliers ont changé les choses des deux côtés.
Avec Ania Szczepanska et Matthias Steinle, co-organisateurs des ateliers, nous nous demandions comment faire pour rendre pérenne l’initiative. François Thomas, directeur du département, a proposé d’inscrire les cours dans la maquette, à sa suite Chantal Duchet, puis Raphaëlle Moine. Les principes sont acquis désormais.
Quels soutiens avez-vous reçus au commencement de l’aventure ?
On a eu une chance inouïe pour la mise en place du projet en rencontrant des gens formidables qui étaient disponibles. Christian Bogey, qui est monteur, et Laure Gaudenzi de la cinémathèque. On a trouvé l’appui de la sous-directrice de la communication Brigitte Chotel qui a marché d’entrée de jeu. Elle nous a conseillé de monter une association. Il fallait un président. Mon idée a toujours été que ce soit un président étudiant. Or, j’avais rencontré Louis Daubresse pendant les grèves et je l’avais trouvé étonnant. Maintenant, Objectif Censier, c’est lui.
Pour moi cela constitue une règle. Partout il y a des gens formidables et partout il y a des énergies disponibles. La seule chose qu’il s’agit de faire est de les mettre en contact.

RECHERCHES

Pouvons-nous nous arrêter un moment sur vos recherches ?
Elles se sont dessinées par tâtonnements. J’ai beaucoup travaillé sur des cinéastes, comme Renoir, qui ne sont pas devenus des objets de recherche privilégiés car on avait déjà beaucoup écrit sur eux. Là réside un problème du cadre universitaire de recherche : chacun a le droit à un petit carré, il faut définir le sien et ne pas empiéter sur celui de l’autre.
Parmi les cinéastes sur lesquels je me suis interrogée et qui continuent à m’accompagner on peut compter Oliveira, Renoir, Bresson, Dreyer… On ne trouve pas dans cette liste ce qui a trait au cinéma de genre ou au cinéma américain. C’est le cinéma européen qui m’a d’abord touchée.
Vous avez publié l’année dernière un livre sur « la Catastrophe »*, la question des génocides. Est-ce que c’est un questionnement, un intérêt historique qui vous a  menée à étudier des cinéastes comme Rithy Pahn, ou des cinéastes qui vous ont mené à ces interrogations ?
On ne peut pas séparer une interrogation constante sur le sens des actions des hommes et certains cinéastes. Ce qui me meut serait, dans l’histoire, cette question du sens des actions des hommes, ainsi que la façon dont le cinéma cherche à donner forme à une histoire qui justement n’a pas de sens.
Je me suis intéressée à ce sur quoi tous les grands cinéastes se sont interrogés. L’axe qui les réunirait serait peut-être la façon dont le cinéma a une puissance propre de configuration du temps et en quoi cela peut permettre de penser les évènements du monde, les actions des hommes, en faisant jouer d’autres temporalités que la temporalité linéaire. Certes les historiens montrent qu’il y a des échelles de durée mais ils représentent toujours un temps qui s’écoule dans le même sens.
Le cinéma offre la possibilité d’une représentation du temps qui fait place à tout ce qui pourrait être du côté de la réminiscence, de la mémoire. De proche en proche je me suis intéressée aux questions de spectralité. En séminaire je m’interroge actuellement sur une microfigure du rythme : la syncope. A une échelle extrêmement réduite on peut dégager une pensée qui peut-être vaut pour le tout d’une perception du temps au cinéma.
Dans ces questions sur la Catastrophe, qui touche l’humanité, existe-t-il un questionnement qui trouve sa place dans l’histoire personnelle ?
Je ne suis pas capable de construire un récit (forcément légendaire) rendant compte de cet intérêt. Je ne suis pas juive, pas cambodgienne, je ne suis pas tutsi… Je me vis comme exilée de manière imaginaire et irréelle puisqu’une histoire d’exil est présente dans ma famille. Mon père, qui avait perdu ses parents, comme ma mère, avait une formule que j’aimais beaucoup : « tout le monde n’a pas la chance de naître orphelin ». Je porte la condition d’être orphelin, celle qui découle de la première guerre mondiale, fondatrice pour ma génération. Selon ce que nous apprennent les psychanalystes et les psychiatres qui ont travaillé sur la question des traumas, c’est toujours à la troisième génération, et non à la seconde – que le blanc est là, extrêmement insistant. Mes parents ne vivaient que projetés vers l’avenir, moi j’ai fait les deux.  Je suis à la fois tournée l’avenir, concevant de nombreux de projets mais chacun de ces projets porte une interrogation sur la « promesse non tenue », sur ce qu’on a fait avant et qu’il faudrait réparer. En somme il faudrait transmettre l’héritage alors qu’il ne nous a pas été transmis.
D’où cet intérêt, cette proximité aussi bien avec une pensée philosophique – celle de Benjamin – qu’une pensée cinématographique – celle d’Angelopoulos. J’ai l’impression que ce ne sont pas des objets de recherche mais des frères. Pour les mettre à distance, j’en fais des objets de recherche.
Cela est vrai pour toutes les recherches : il faut essayer de régler la distance.
La notion de sens ou non-sens de l’histoire n’a d’intérêt, de signification que dans un monde qui a pris conscience de sa disparition sinon prochaine du moins probable. Je pense dans l’episteme de mon époque, je me reconnais dans les propos de Gunther Anders, dans « le savoir d’une disparition techniquement et politiquement possible », et ce, non seulement d’une portion de l’humanité mais de l’humanité tout entière.

Quand on suit vos cours, il me semble que l’on ressent une « urgence de la pensée », une nécessité à penser.  Comment ressentez-vous le paradoxe entre la recherche, la pensée, et l’agir ?

Cela fait l’objet d’un débat, d’une vraie interrogation avec Sylvie Lindeperg.
Je pense que du moment que l’on pense, tout n’est pas perdu. Je ne dis pas que l’on agira ou que l’on saura agir, mais que l’on est en état d’éveil. Ceci est de l’ordre de la croyance, je serai de mauvaise foi en trouvant des arguments. Chez moi, cela touche ce que j’appelle ma propension – protension, dirait Husserl – vers le futur. Je crois que je ne suis pas pessimiste. Je crois à la saisie. Ce qui me rend porche Hannah Harendt est cette merveilleuse idée qu’elle a qu’à chaque naissance quelque chose se perd mais que quelque chose de nouveau arrive. De même, l’idée qu’on va vers le pire SAUF – tout est dans le sauf – si à l’instant du péril  on sait – comme le dit Benjamin – se saisir de l’image qui survient et qui doit nous arrêter dans notre élan suicidaire.
Pour moi, dans la pensée il y a un enjeu, et pas seulement une jouissance de pensée.
Je ne vais pas quotidiennement au cinéma non, et cela ne me manque pas. Ce qui me manquerait serait de ne pas voir un chef d’œuvre… De même avec la pensée. Il ne s’agit pas de penser pour penser mais de penser pour agir et d’agir pour changer le cours des choses, donc de déterminer quoi changer et comment. A tout le moins pour essayer de comprendre où nous sommes.

Vous proposez en M1 un séminaire où les élèves prennent part à vos recherches actuelles. Qu’est-ce qui vous engage à impliquer ainsi vos étudiants ?

Cela est beaucoup plus difficile que de faire un cours car on a tendance à vouloir maitriser ce que l’on dit. Il est extrêmement difficile de trouver un moyen d’avancer des choses tout en les fragilisant, tout en les rendant incertaines. Je ne dis pas que je vais y arriver. J’aimerais bien y arriver.
Je réussis cela en ce moment sur un autre projet. J’ai réuni un groupe de chercheurs en esthétique en en faisant un groupe informel, ne se rattachant à aucune institution. Comme il s’agit d’un petit groupe (onze personnes), on travaille tous à égalité pour chaque séminaire, et on travaille sur des objets très précis. Ce groupe s’appelle « le temps du cinéma » et s’appuie sur ce double questionnement : qu’est-ce que le cinéma fait du temps ? Qu’est-ce que le cinéma fait au temps ?
Je voudrais que le séminaire de Master soit un laboratoire de la même manière. Les étudiants proposent souvent des interprétations et des perspectives que je n’avais pas envisagées, pointent des problème que je pensais avoir résolus et qui ne le sont pas. Les étudiants sont au moins aussi intelligents que leurs professeurs, de ce côté là il n’y a pas de différence, s’il en existe une elle se situe au niveau de la culture.

=> L’adresse du blog de Sylvie Rollet : http://rolletsylvie.blogspot.fr/

Vous pourrez y retrouver les informations liées au festival « objectif censier »:

http://rolletsylvie.blogspot.fr/p/objectif-censier-5-7-avril-2012.html

Lien facebook du festival : https://www.facebook.com/objectif.censier?fref=ts

interview menée par Sarah Dinelli

photographie : Antoine Petin

* Une éthique du regard. Le cinéma face à la Catastrophe, d’Alain Resnais à Rithy Panh. Hermann, 2011, Paris.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s