Débâcle

Adrien Goulletquer, le 28/03/13

Voici le texte dont vous avez pu découvrir le début dans notre numéro d’Avril !

 

 

Débâcle

En ce dimanche de corrida, l’arène gorgée de soleil et d’hommes s’est habillée de couleurs.
Le rouge domine.
Le ciel, immense au-dessus, n’a pas une ride.
Cet après-midi, le spectacle est en bas, au plus près du sol, au plus près de la chaleur du sable. Dans les gradins autour, le bourdonnement attentif s’épaissit en rumeur impatiente. On guette, on est à l’affût de la tragédie qui s’annonce et qui réunit, ici, à cette heure, les fanfares, les costumes et leur cortège de souvenirs immémoriaux.
Certes, la lumière trône mais le jour décline et l’ombre lui dispute déjà sa souveraineté.

Les acteurs s’avancent. Chacun à sa place, chacun dans son rôle, en habits de cérémonie, ils fixent le trou sombre d’où Il surgira, l’Invité, convoqué à Ses obsèques. On distingue au fond Son corps noir qui approche. Subitement, comme accouché de l’obscurité, il émerge.
« Bienvenue à toi Toro ! Voici notre fête et voici ton tombeau. Ici la vie, ici la mort. »
Le complot s’amorce. On L’appelle, on L’appâte, on Le persuade. Que faire ? Une hésitation… puis d’une impulsion, Il se rue en avant.
Très vite, Il prend possession de l’enceinte. Il ne réalise pas encore l’absence d’horizon. Pour le moment, Il conquiert. Il affronte fougueusement des spectres fuyants ; apparus, disparus aussitôt. Rien ne résiste à Sa course franche et déterminée. Il a fait de Ses cornes les instruments de Sa volonté, et le monde s’incline. On recule devant Lui. Il occupe, avec tout l’orgueil de Sa puissance. Il règne. Cette terre fraichement acquise est la Sienne, pour toujours…

Mais ce royaume est maudit. Les spectres le hantent plus sûrement que Toro ne le croit. Ils reviennent plus nombreux et demeurent plus longtemps. Ils deviennent coriaces. Pour les chasser, attaquer ne suffit plus. Les tourments se dissimulent dans des plis et des replis. Rusés, ils trompent les charges de Toro qui se laisse emporté dans des tourbillons jaunes et roses dont Il sort abasourdi. Il tourne la tête : les spectres sont encore là, flottant devant Ses cornes. Il court de place en place. Sa fureur soulève la poussière, mais la poussière seulement. Avec la frustration arrive le doute, enfoncé dans l’échine à la pointe de ces piques qui tombent. Le sang coule.

Brusquement, la scène se vide et Il se retrouve seul, au centre, haletant. Son regard cherche la prochaine cible à abattre. Rien ne se montre. Les gradins se taisent. Le calme solennel qui s’installe n’est cependant pas celui de la victoire.
Et lorsqu’un homme seul, brodé de fils d’or, se présente, un linceul mortuaire cousu de sueur, de sable et de sang recouvre déjà Toro. Matador s’immobilise en face de Lui, à distance choisie. Sa main impérieuse le débarrasse de son chapeau. Ultime ennemi et dernier ami. Ils portent tous deux le noir, le jaune et le rouge.

D’un geste Matador déclenche la charge de Toro. La terre tremble sous les sabots de la bête et le torero ne bronche pas. Impassible, il ne prête qu’une attention distraite au danger qui approche. Il se tort légèrement et, à l’aide du chiffon rouge qu’il tient de la main gauche, applique une courbe à la trajectoire mortelle dont il était la cible initiale. Toro le frôle. Olé ! Le torero n’a pas bougé. Son corps semble avoir oublié la peur. Toro se retourne et repart à l’assaut. Olé ! A côté, encore. Volte-face. Cette chose frétille toujours sous Son mufle. Olé ! Toro raccourcit Ses courses et multiplie les attaques. Ce n’est plus des lignes droites et inflexibles qu’Il trace mais des courbes autour d’un point qu’Il n’arrive pas à atteindre. Olé ! C’est la volonté d’un autre qui mène Ses cornes désormais. Ses charges ont perdu leur superbe. Elles s’épuisent dans ce manège absurde et ne Lui appartiennent plus. Olé ! Et cette proie qui se dérobe à Sa furie. Elle Le nargue et reste insaisissable. Pourtant, la pointe de Ses cornes est quelquefois si proche du costume de Matador qu’elle pourrait en arracher ses écailles étincelantes. Olé ! Certains phares au milieu de la tempête ressemblent au torero dans l’arène. Une verticalité droite qui ne plie pas face aux forces déchainées qui l’enlacent. Parfois même, la fixité semble se draper du mouvement qui la menace. Ils ne font alors qu’un. Olé ! D’une main ferme et délicate, Matador accompagne Toro à Sa fin. Celui-ci ne devine pas que c’est Sa vie qu’Il enserre en se précipitant dans le rouge de l’étoffe. Olé ! Ils s’effleurent, se caressent presque. Une tâche écarlate grossit sur l’or du Matador à mesure que grossit l’ombre sur le jaune du sable. Olé ! Imperturbable, le torero joue sa partition tel la mort accomplissant son office. Toro perd Son souffle. Etourdi, Il ne sait plus pourquoi Il court. Il rate encore. Olé !

Matador s’éloigne sous les acclamations. Toro est abandonné au centre, trempé de sueur, idiot. Matador revient lentement. Qu’est-il allé chercher là-bas ? Il reprend le jeu puis, une nouvelle fois, s’immobilise devant Toro. Plus près, beaucoup plus près. Si près que l’homme peut se contempler dans l’œil de l’animal. Le torero se dresse et lève sa lame.
Toro voit Sa mort, là : Matador et son épée, raides, tendus comme la fatalité. Planté sous Ses yeux, bientôt plantée dans Son dos. La foule est suspendue à l’instant. Le torero tient entres ses mains le destin.
« Incline la tête Toro, et accueille la mort. »
Matador s’élance. Toro l’imite. La mort déploie ses ailes. Inévitable. Déjà au-dessus des cornes. Sur le point de s’abattre. Eblouissant éclair. Fugace comme l’éternité.
Elle touche, s’enfonce.
Estocade !
Matador triomphant embrasse l’ovation du public. Toro achève Sa course d’un trot maladroit. Il sent bien que quelque chose a changé. La lame a insinué en Lui le poison.
La troupe de spectres réapparait. Partout les couleurs dansent. Toro se débat en vain. Ses attaques ressemblent à des convulsions. Celles de la vie qui veut vivre. Les pattes tremblent : il faut tenir, se révolter. Quelques coups de tête encore, malgré ces yeux qui se voilent. Tenir, malgré ce cœur en déroute. Chaque seconde arrachée au présent couvre d’or le passé. Un goût amer sur la langue. La désertion de la vie. Elle s’échappe ! Tout va trop vite ! Elle s’échappe ! Par la gueule, par les naseaux. Tout va trop vite ! Elle fuit ce corps vaincu. Les pattes cèdent. La clameur s’élève. Toro s’écroule.

Les secondes ne comptent plus ; le passé non plus ; et le présent… Dans une infinie douceur, l’espace devient silence et le temps s’estompe. La vie s’en est allée. Elle s’épanche sur le sol. Les sombres flaques rouges repoussent la lumière du sable. Et dans une minute, elle sera gagnée toute entière par l’ombre du soleil.
« Retrouve l’obscurité. »

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