Muses et ptérodactyles, la poésie de la science de Chénier à Rimbaud

Article par Yanis Gattone

D’un côté l’invention technologique, de l’autre l’invention poétique. Entre eux ? Un espace qui se creuse depuis deux siècles. Alors, lorsqu’un ouvrage se propose d’allier science et poésie et de montrer comment les scientifiques et les écrivains du XIXe siècle se sont influencés, raillés, épaulés, pastichés, distingués… il y a de quoi être curieusement déconcerté. Car, s’il semble a priori qu’elles ne parlent pas le même langage, ces deux pratiques prétendent pourtant à des intérêts convergents : un questionnement sur les origines, sur les rapports de l’homme et du monde, un appel à un être-mieux ou à un vivre-mieux. Des questions peuvent alors être posées : l’une peut-elle se mettre au service de l’autre sans l’éclipser ? L’autre peut-elle contribuer à perfectionner la première sans la discréditer ?

Muses et Ptérodactyles

Pour répondre à ces problématiques, une équipe de dix chercheurs, soutenue par l’Agence Nationale de la Recherche, s’est intéressée au rapport historiquement avéré de ce genre hybride et mal (ou peu) connu, qu’est la « poésie scientifique ». La somme de ce travail de longue haleine, réunie dans l’anthologie Muses et ptérodactyles, la poésie de la science de Chénier à Rimbaud vient de paraître aux éditions du Seuil. À cette occasion, le 17 octobre dernier, La Maison de la Poésie a organisé une rencontre animée par François Angelier et David Botbol, en présence de Hugues Marchal, Laurence Guellec et Murielle Louâpre.

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La surprise de cette alliance est d’abord due à des conditions historiques. Le Romantisme français au cours de son évolution, a consacré le clivage de la science et de la poésie, considérant l’esprit rationaliste français, héritier du siècle des Lumières, comme une atteinte au « sentiment de la merveille » ou comme un « désenchantement » de la nature au profit d’un mode de connaissance presque exclusivement rationnel. Déjà en 1802, dans le Génie du Christianisme, Chateaubriand établissait une dichotomie entre science et littérature. Il émet l’avis que la science appartient à la sphère de la froide raison, de l’incroyance et du crime, tandis que la littérature entretient les vertus et les passions dans la sphère individuelle : « En effet, plusieurs personnes ont pensé que la science entre les mains de l’homme dessèche le coeur, désenchante la nature, mène les esprits faibles à l’athéisme, et de l’athéisme au crime ; que les beaux-arts, au contraire, rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos âmes, nous font pleins de foi envers la Divinité, et conduisent par la religion à la pratique des vertus ».

Mais une telle scission ne peut être que caricaturale, car nous savons que la chronologie n’est pas apte à restituer la complexité des mouvements d’idées qui caractérisent une époque. Certes, l’esprit romantique a eu tendance à se définir contre l’esprit des Lumières et contre la rationalisation excessive du réel. Toutefois, dans une optique non de confrontation mais d’intégration mutuelle, il ne rejette pas radicalement les sciences et leurs apports. Ainsi, parallèlement à ce soupçon porté sur la Raison, le XIXe siècle a néanmoins connu un engouement inédit pour les innovations scientifiques. Et à travers cet engouement, on ne retrouve pas seulement des hommes de science comme Cuvier, Linné ou Pasteur, mais également des poètes et des romanciers comme Jacques Delille, Victor Hugo, Honoré de Balzac ou Jules Verne. Suivant l’exemple de Virgile qui n’a pas hésité à chanter dans ses Géorgiques les nouvelles sciences et coutumes de son époque, ces auteurs s’enracinent dans leur temps, décloisonnent les arts et relient les savoirs. Balzac, par exemple, s’inspire du système zoologique de Buffon pour construire sa  Comédie Humaine, et il n’hésite pas, dans La Peau de Chagrin, à faire l’éloge des oeuvres géologiques de Georges Cuvier, le qualifiant volontiers de « plus grand poète de notre siècle ». De même, un naturaliste comme Carl von Linné utilise le langage métaphorique de la poésie pour construire ses systèmes de classification et former un réseau de correspondances. À cette époque donc, loin de nos poétiques modernes, la littérature s’appuie sur les sciences et inversement, que ce soit de manière fébrile ou assurée, que ce soit par curiosité, par volonté de se fonder en légitimité, ou tout simplement par enthousiasme pour la nouveauté. Et cet enthousiasme n’est pas le seul apanage du XIXe siècle ; l’esprit de la nouveauté souffle sur les temps à venir. En témoigne Apollinaire qui n’hésite pas à chanter la modernité à travers ses poèmes, qu’il s’agisse dans Alcools, des « belles sténo-dactylographes », du Christ « qui monte au ciel mieux que les aviateurs » ou des « sonneries électriques des gares», science, poésie et mythologie se rejoignent pour célébrer les temps modernes. Qu’il nous soit alors permis, l’instant d’une plongée dans cette « poésie de la science », de ne plus considérer le savant et le poète comme deux figures contraires, mais bien plutôt complémentaires, agrémentées comme dans tout ménage, de relations complexes, ambiguës et non moins enrichissantes.

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Toutefois, il faudrait pouvoir poursuivre la réflexion. Aujourd’hui, le poète peut-il encore être associé à cet « Esprit Nouveau » que proclamait de manière optimiste et triomphante Apollinaire, il y a presque cent ans, en 1917 ? Autrement dit, le poète doit-il s’associer à cette fuite en avant technologique et célébrer les fluctuations incessantes du monde moderne ? doit-il céder sa parole à de vains bavardages de spectres, au risque de ne plus savoir «ce que parler veut dire » ? Science et poésie sondent l’illimité. Mais tandis que l’une s’efforce d’éclairer jusqu’aux recoins sombres de l’espace, reculant ainsi sans cesse les limites de l’homme, l’autre accepte les conditions et les limites qui nous environnent ; elle accueille la part d’ombre inhérente à toute réalité et redonne sa place au mystère, faisant ainsi sienne l’interrogation po-éthique de René Char : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? ».

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