Critique polyphonique d’une pièce de théâtre contemporaine. La parole à Adrien, Clara et Camille sur À deux heures du matin, de Falk Richter, mis en scène par René Loyon, et joué au théâtre de l’Atalante jusqu’au 13 octobre 2019.
Adrien Chupin | A une heure du matin, Baudelaire fait une pause, « dans le silence et la solitude de la nuit ». A deux heures du matin, notre contemporain fait de même. Sa nuit est encore plus sombre, plus profonde, il a eu une heure de plus pour s’enfoncer, s’anesthésier, se détruire.
« Eloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde » clame le poète, bien conscient de la maladie qui ronge son siècle, ce mal-être social qui étrique sa personne, le contraint à la conformité du geste, au détournement de la parole. Des vices sociaux qui 150 ans plus tard ont prospéré et infecté les habitudes. Les personnages dessinés par Falk Richter crieraient cela eux aussi, s’ils avaient la lucidité d’un Baudelaire à confronter à leur époque, la nôtre.
A deux heures du matin, l’individu d’aujourd’hui se réveille et crache en désordre ses déséquilibres, ses manques et son abrutissement. Sa parole déborde et plutôt six voix qu’une pour la porter. Elle est imprécise, perturbée, nerveuse. Le malaise est trop grand pour être contenu, mais n’est pas encore totalement connu. Le travail est au cœur du problème, il a dévoré la sphère privée : entreprise = famille ; collègues = amis ; bureau = maison ; enfant + amour = carrière ralentie. Tout est minuté, les anglicismes omniprésents dilapident le peu de sens qui persistait. Stress, collaborateur, deadline, stress, stress. Allier bonne humeur et performance, vivre selon les standards enseignés, être remplaçable, aux antipodes des préceptes de Cynthia Fleury. Tout cela sous le poids d’un aliénant environnement sur-technologique. La communication, la vraie, n’existe plus. C’est à un enchaînement de monologues que l’assistance assiste, dont celui particulièrement captivant de la femme ordinaire sur le point d’oublier qui elle est, contrainte à se définir par ce qu’elle n’est pas. Cela ressemble à une dystopie, mais elle est affreusement réelle : chacun se reconnaît dans ces petites ou grandes dérives.
A deux heures du matin, c’est l’instant de bascule, la tête qui sort des eaux troubles du surmenage. C’est la fêlure, la brèche qui s’ouvre sous la pression trop grande. Un tournant radical est soudain indispensable, se faire oublier du monde, et se recentrer sur un soi-même ébranlé de doutes identitaires, fruits de l’accélération et de la dépersonnalisation. Rejoindre ailleurs cette vie qui a préféré la fuite. A deux heures du matin naît une injonction à se posséder soi-même, une aide à la conscience, un appel à la déviance. Que danse et folie soient de la partie !
Clara Fragner | « A deux heures du matin ».Voilà un titre qui m’as intriguée. Non, pas intriguée. Attirée, démangée, questionnée, plutôt.
« A deux heures du matin » qu’est-ce que ça veut dire ?
Je ne sais pas. A la fin de la pièce, je ne savais toujours pas quel était le sujet, en revanche le fil conducteur, je l’avais trouvé (Comment ça quelle est la différence ? Le fil conducteur est une idée qui sous-tend l’histoire, le sujet est l’histoire, voilà la différence). Ce fil, selon moi, concerne la fatigue de certaines personnes face au monde, surtout celui du travail, la fatigue due à cette pression constante de la société, au regard des autres, leur jugement, etc, etc.
Mais la comédienne que je suis ne s’est pas tant attardée là-dessus. Non, moi, je me suis attardée sur le jeu. Particulièrement la voix.
Les comédiens bénéficient d’un avantage non négligeable à l’Atalante. La salle est petite, environ une centaine de place, peut-être moins, et basse de plafond. La voix n’a donc pas à porter loin, ce qui est très utile.
Autre fait, il y a grosso modo deux façons de porter sa voix au théâtre : En forçant sa voix, ce qui n’est pas la meilleure façon de faire, car les cordes vocales et la gorge se fatiguent vite, et deviennent douloureuse. Une solution correcte sur du court terme, mais sur du long…
Autre manière, plus dure mais plus pratique, est d’utiliser ce sympathique muscle appelé diaphragme (vous savez, celui à cause duquel vous avez le hoquet ?). Plus difficile, car il demande plus de travail (de douleur, on travaille un muscle) et de technique, une fois qu’on le maîtrise un peu plus, on peut porter sa voix… Loin, très loin ! Un bon exemple est Gérard Darmon. Et oui, notre Amonbofis favori est un excellent comédien, avec une capacité vocale importante !
Quand la première comédienne est entrée en scène, j’ai eu peur car j’avais l’impression (plus qu’une impression, c’était une certitude) qu’elle utilisait sa gorge. Un grand « NOOOOON pas ça tu vas te faire mal à la gorge si tu fais ça toute la pièce ! » est insidieusement apparu dans mon cerveau, pour, 10 minutes plus tard, disparaître. Car il s’agissait, hallelujah, juste d’un faux départ. Elle a commencé à utiliser son diaphragme, et au fur et à mesure qu’ils arrivaient, les autres comédiens aussi. Ô joie !
Leurs voix sont donc une question réglée.
Ok.
Mais le jeu ?
Je n’ai pas tant à en dire. A vrai dire, il est très juste, agréable même car les personnages sont des gens de tout les jours qu’on peut facilement se représenter. Si le jeu est parfois trop poussé (un peu répétitif, j’entends), il permet de créer efficacement l’illusion et le spectateur ou spectatrice peut aisément se laisser porter.
Pour dire les choses simplement, disons que la pièce possède un flou autour de l’histoire qui laisse de la place à l’imagination et à l’identification, une scénographie simple et fonctionnelle, une technique plus qu’agréable de la part des comédiens, bref, je la recommande fortement !
Camille Belot | Une poignée de tabourets et un téléphone pour s’interroger sur le sens de la vie. L’enjeu est aussi tourmenté qu’épineux. Dans un dynamisme presque furieux, une femme déferle et déballe un discours unilatéral à un téléphone allumé. Des pleurs au bout du fil. Apparemment. Les deux ne s’entendent pas très bien. Cela ne va pas. Mais l’on continue à parler. Jusqu’au bout. Monologue téléphonique mettant en scène un état de crise généralisée, d’interrogations et de désespoirs. La femme s’anime, s’émeut, s’énerve, se reprend, s’interroge, s’envenime, et le téléphone ne bouge pas dans une scénographie au plus proche de nos frustrations modernes. Égocentrisme comme portrait de la société contemporaine. Cela fait du bien d’en parler, non ?
Et la nuit avance. Ils reculent dans leurs doutes, dans leurs angoisses, dans leurs drames personnels aussi romantico-centrés qu’universalisables à quiconque se retrouve désormais seul, avec, face, contre, lui-même à deux heures du matin. Stéréotypes sans nom, des hommes et des femmes du XXIème s’incarnent par leur présence, par l’espace qu’ils s’octroient, qu’ils occupent sur une scène proportionnelle à leur vie, dépassés par leurs ombres portées que de brutales lumières colorées rendent presque agressives. C’est tout le drame d’un metteur en scène se revendiquant comme « un chroniqueur de notre époque » : de l’esprit corporate faussement familier qui ne cesse de revendiquer un épanouissement personnel aussi factice qu’accablant, pour aller vers le désespoir individuel d’une recherche de sens, ou même seulement d’un petit peu de tendresse.
Dénoncer cette culture psy des pseudo formules magiques du développement personnel et « on retrouve sa bonne humeur, et sa capacité à être performant !! » [avec une belle envolée colérique de la voix], rechercher ce que l’on veut alors même que l’on en a aucune idée – et pourtant d’autres en ont une idée bien claire à notre place –, s’acharner sur l’amour, ou plutôt son manque d’effectivité, tous ces manques que l’on ne sait pas combler. Que l’on ne sait plus. Peut-être ne l’a t-on jamais su. Se revendiquer tout ce que l’on n’est pas – ni Greta Thunberg, ni Lady Gaga, ni Judith Buthler, ni Michèle Obama ; ni mannequin, ni une femme qui dit « c’est plus compliqué que cela », […] – pour s’affirmer, s’affirmer féministe, s’affirmer dans cette société pré-conformée, et surtout s’affirmer dans sa propre existence ! Peu importe qui l’on est. Peu importe qui l’on voudrait être. Même si on ne le sait pas encore. Même si on est perdu. Pour se retrouver quelque part. Pour répondre enfin à cette question : comment j’ai atterri dans cette vie ? Ils parlent, ils parlent, ils parlent. Ils parlent du silence. Ils parlent du silence et des bruits. Des bruits trop forts. Ils parlent plus fort. Ils montent en puissance. C’est beau. Ils prennent le public à témoin. « Êtes-vous drôles ? » Ils parlent face à nous. « Combien de temps a duré votre dernière relation ? ». Ils nous parlent. C’est prenant. C’est malaisant. C’est prenant. Et l’on s’y retrouve toujours quelque part ; dans une thématique, une réplique, un mot ; un doigt posé au hasard sur nos propres doutes ou nos idéaux, nos angoisses ou nos fantasmes. « Ma vie a besoin de substance ».
Pièce contemporaine, minimaliste et intimiste, À deux Heures du Matin se compose en monologues volubiles égocentriques ; de ce déferlement polyphonique dense, toujours à sens unique, souvent à contre-sens, l’humain fait de ses crises d’apoplexie des chansons et des danses.
« Je ne sais pas ce que je veux dans ma vie. » .