Juliette De Ratuld & Delia Arrunategui / @arrunategui22 | Mercredi 13 mars 2019 nous avons eu la chance de couvrir une table ronde menée par des professionnels à propos du cinéma turc, dans les locaux de la Sorbonne Nouvelle, dans le cadre de la semaine annuelle des Arts et des Médias organisée par l’université.
Mardi 12 mars un tribunal turc a confirmé les peines de prison d’anciens collaborateurs du journal d’opposition Cumhuriyet. Ce procès est devenu emblématique des atteintes à la liberté de la presse sous le gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (AKP).Cet événement en dit long sur la situation de la liberté d’expression en Turquie. Après la tentative de coup d’état orchestrée par l’armée turque, le président du pays, Recep Tayyip Erdoğan instaure en 2016 un état d’urgence qui durera 2 ans, au sein duquel tout soupçon pour le soutien de la rébellion kurde est motif d’arrestation et celle-ci n’est pas la seule des lois liberticides promulguées.
La censure, cette entrave artistique

Le pouvoir de l’audiovisuel, outil essentiel pour la liberté d’expression surtout dans un pays comme la Turquie où il existe des mesures parfois coercitives, est actuellement mis à mal. Par exemple en 2014 certains films ont été retirés de la programmation du Festival International du Film d’Istanbul (dont le documentaire North tourné dans les camps d’entraînement du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)), créant un mouvement de solidarité parmi les réalisateurs – certains ayant retiré volontairement leurs projets de la programmation, ce qui est un pas en avant dans la mobilisation pour la liberté d’expression. Mais en 2015, le festival a fait marche arrière : des certificats sont délivrés toutes catégories de films confondues, si le film en question implique un sujet politique épineux, le film sera automatiquement déprogrammé.
La France et la Turquie Moderne, ces liens qui nous unissent

La Révolution française et les idées des Lumières ont joué un rôle déterminant dans la création des fondements de la Turquie moderne et dans l’occidentalisation du pays. Le premier président turc, Mustafa Kemal Atatürk proclama la République le 29 octobre 1923. Atatürk a voulu édifier une République nationale, indépendante, homogène et laïque. Pour l’accomplir il s’est basé sur six grands principes déjà existants, sur lesquels il a fondé le Parti républicain du peuple (CHP). Ces principes sont connus comme les « six flèches d’Atatürk » : le républicanisme, le populisme, le laïcisme, le révolutionnarisme, le nationalisme et l’étatisme.
Ainsi, sur les ruines de l’Empire Ottoman, Atatürk bâtira un Etat moderne tourné vers l’Occident. Pendant son mandat, le président turc, inspiré du modèle politique français, entame des réformes radicales et de grande envergure, dont la plupart restent en vigueur jusqu’à nos jours.
La révolution francophile d’Atatürk

Le président turc n’a pas eu froid aux yeux au moment de réformer l’administration politique et la société turque : une des premières mesures qu’il a prises est celle d’inscrire la laïcité dans la constitution, ce que lui a permis de séparer la politique du religieux, une première dans le monde musulman.
En 1928 l’alphabet turco-latin remplace l’alphabet arabe, c’est ainsi que les turcs sont appelés à utiliser une nouvelle écriture, et pour y parvenir ils doivent tous retourner à l’école ; hommes politiques, cultivateurs et commerçants se côtoient ainsi pendant les heures des cours.
En 1934 les femmes acquièrent le droit de vote ainsi que celui d’être élues, cette mesure a été prise avec 11 ans d’avance par rapport à la France ! Comme quoi Atatürk ne s’est pas contenté de suivre le modèle français, il a même pris le dessus sur certains sujets. Cette année-là, la Turquie adoptera aussi le système anthroponymique, à travers une loi qui exigeait que toutes les personnes résidant sur le territoire national adoptent un nom de famille, ce qui n’était jusqu’alors pas le cas pour la majorité turque musulmane. Les députés ont saisi l’occasion, et pour rendre hommage au président, ils lui ont assigné le nom d’Atatürk “père des turcs” c’est ainsi que Mustafa Kemal devient Atatürk et entre dans les annales de l’histoire avec le statut de père des turcs.
L’arrivée et le développement du 7ème art en Turquie
La Turquie s’impose à la fin du XIXème siècle dans un contexte à la fois traditionaliste et moderne. Les modes de vie traditionnels sont ébranlés par une population jeune venue en partie d’Asie Mineure. L’architecture d’Istanbul reflète un syncrétisme des cultures méditerranéennes développées sous le règne de Süleyman Ier au XVIème siècle. Il se dégage alors de ce paysage un esthétisme exploité par les artistes. On date la naissance officielle du cinéma turc en 1923, tandis que la politique moderne de Mustafa Kemal ouvre les portes au monde occidental et encourage l’expression artistique. Après “l’âge d’or” du cinéma turc de 1951 à 1980, suivi d’un déclin, vient finalement le temps d’une reconnaissance internationale, principalement dûe au cinéma d’auteur (avec Zeki Demirkubuz comme chef de file).Mais à la fin des années 90, le public turc porte déjà plus d’intérêt au cinéma commercial qu’aux films d’auteur…
Les films fantômes

Le Cinemaximum à Istanbul
Les films non hollywoodiens se font rares dans les cinémas turcs. Bien que cela signifie une certaine ouverture au monde, ce ne sont pas les comédies légères qui soulèvent les problèmes et les enjeux de la société.
L’industrie du cinéma turc a beau être en expansion, la majorité de la production passe inaperçue à l’échelle nationale. Sur un total de 100 films, 78 d’entres eux font moins de 10 000 entrées et seulement une dizaine en récoltent plus d’1 million. Les 5 premiers films du top ten totalisent plus de la moitié de toutes les entrées. Les films indépendants sont majoritaires mais dévalorisés par les spectateurs turcs privilégiant les films hollywoodiens et les comédies légères. Pas étonnant quand on sait que les multiplex de plus en plus nombreux s’accaparent les sièges (ils en détiennent 82%), faisant de l’ombre au cinéma de rue qui aborde les réalités sociales et politiques. Le problème dans tout ça c’est le manque de visibilité des films indépendants soulevant des questions importantes, notamment celle de la représentation des minorités pourtant si nombreuses en Turquie. Ainsi les films traitant la question kurde font défaut dans la programmation tandis qu’un nombre notoire d’auteurs ont mis en avant ce sujet. Il semble que le gouvernement continue d’opprimer les Kurdes, peut être par peur d’une nouvelle révolte.
Selon l’un des intervenants de la table ronde et un article du Monde : jusqu’en 2010, l’état turc niait le génocide des arméniens et leur exil. Pourtant, dix ans auparavant, au début des années 2000, des études se sont focalisées sur ce lourd passé arménien entamant une reconnaissance. C’est ce dont traite le documentaire Diyar de Devrim Akkaya, paru en 2014 et révélant les persécutions que subissent les survivants et les descendants du génocide.
De nombreux films turcs sont reconnus à l’international, comme les films De l’autre côté (de Fatih Akin) et Winter Sleep (de Nuri Bilge Ceylan) respectivements sortis en 2007 et 2014.
L’importance de récompenser les artistes même au delà des frontières est non négligeable au vu de la complexité de s’exprimer pleinement en tant que cinéaste. Etre créateur indépendant relève de l’activisme.
L’héritage culturel français, ce lien qui gêne l’AKP

Actuellement l’administration de l’Etat turc et la société en général sont confrontés à la dérive autoritaire du président Recep Tayyip Erdoğan ainsi qu’au modèle conservateur qui souhaite instaurer son parti politique l’AKP, lequel est en claire opposition avec celui du fondateur de la République.
Nous pouvons constater que l’héritage idéologique et culturel français s’affaiblit et risque de s’effacer, car il est systématiquement remis en question par le président turc. Pour la France l’idée de perdre un allié historique inquiète le milieu politique, comme l’opinion publique. Le grand intérêt que suscite ce sujet a été bien repéré par la presse française, laquelle suit de près l’évolution socioculturelle et les aléas de la politique turque.
Au delà des frontières
Le cinéma turc occupe une place non-négligeable en Europe : cette année a eu lieu la 16ème édition du Festival du Cinéma de Turquie à Paris, du 29 mars au 7 avril 2019 au Brady et au Louxor, salles parisiennes emblématiques, qui ont projeté un panel riche et diversifié de fictions, documentaires etc.
Ce festival existe grâce au travail de bénévoles, membres de l’Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie (L’ACORT). L’association créée il y a 39 ans de cela est notamment soutenue par la mairie du 10ème arrondissement de Paris ainsi que par la Mission Cinéma de la Ville de Paris. Son but est de créer “un espace d’échange et de connaissance mutuelle qui a pour objectif de contribuer à renforcer les valeurs de solidarité et d’égalité […] au sein de la diversité culturelle”. On peut dire que c’est chose faite étant donné que c’est déjà la 16ème édition, que ce festival prospère et sa popularité ne semble pas altérée par le temps. A défaut d’être peu visible dans son pays, le cinéma d’auteur turc s’introduit doucement mais sûrement sur les écrans internationaux sans s’inquiéter de la censure.
Election Municipale à Istanbul 2019 : Le retour à la source ?

Le soir du dimanche 23 juin Ekrem Imamoğlu, le candidat du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), a été élu maire d’Istanbul avec 54 % des voix, contre 45 % du candidat du parti au pouvoir, l’ancien Premier Ministre Binali Yildirim.
Au mois de mars, les turcs étaient déjà passés par les urnes ; mais à la grande surprise générale, l’AKP avait perdu les mairies de deux des plus grandes villes du pays : Ankara, capitale du pays ainsi que celle de la mégamétropole Istanbul (16 millions d’habitants). Mais l’élection a été reconduite car après une intense pression du gouvernement, le Conseil électoral supérieur avait invalidé le scrutin célébré à Istanbul en invoquant des irrégularités et avait ordonné la tenue d’un nouveau vote, soit une nouvelle élection municipale à deux tours.
Cette fois le résultat de la nouvelle élection est incontestable. Lors du premier vote, Imamoğlu avait eu seulement 13 000 voix d’avance sur son opposant Yildirim, mais avec ce second il compte plus de 806 000 voix d’avance. Avec cette écrasante victoire Ekrem Imamoğlu s’impose sur l’échiquier politique turc.
Cette défaite a un goût particulièrement amer pour Erdoğan, car Istanbul est sa ville natale où il a bâti son pouvoir et dont il a lui-même été maire de 1994-1998.
Ainsi le candidat du parti fondé par Atatürk, Ekrem Imamoğlu, reprend la mairie de la ville la plus riche du pays, celle qui avait été contrôlé par l’AKP depuis vingt-cinq ans. Le nouveau maire d’Istanbul se profile déjà comme un adversaire de poids pour défier Erdoğan lors de la prochaine élection présidentielle, prévue en 2023. Le temps dira si l’adage qu’Erdoğan a l’habitude de dire s’avère prémonitoire: « Qui remporte Istanbul remporte la Turquie ».
Pour aller un peu plus loin :
Site web association L’ACORT (organisateurs de la table ronde): http://acort.org/?p=2379
Site web Festival Cinéma turc: https://www.cinematurc.com/festival/paris/2019/
Le Monde avec AFP, En Turquie, les peines de prison de journalistes du quotidien d’opposition « Cumhuriyet » confirmées en appel, 19/02/2019 à 16h24.
Ballangé, A. (2010). Une histoire du cinéma turc : naissances et renaissances. Séquences, (267), 32–33. Lien: https://www.erudit.org/fr/revues/sequences/2010-n267-sequences1514119/63506ac/
Le Monde : 13.04.2015 par Thomas Sotinel, Le Festival du film d’Istanbul ébranlé par la censure: https://www.lemonde.fr/cinema/article/2015/04/13/le-festival-du-film-d-istanbul-ebranle-par-la-censure_4614935_3476.html
Images :
1 La France et la Turquie Moderne, ces liens qui nous unissent. Journal online: Slate http://www.slate.fr/
2 La révolution francophile d’Atatürk. Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volution_des_signes
3 L’héritage culturel français, ce lien qui gêne l’AKPParisMatch: https://www.parismatch.com/Actu/International/Erdogan-se-dit-peine-par-la-position-de-la-France-sur-les-Kurdes-en-Syrie-1488533