On ne peut être sûr que d’une chose à propos du dernier opus de Haneke : celui-ci donne à penser. Preuve en est, quatre rédactrices nous ont livré leurs impressions critiques.
Amour – Sorti le 24 octobre.
Un film de Michael Haneke
Avec Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintingnant.
Amour – Sorti le 24 octobre.
Un film de Michael Hanake
Avec Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintingnant.
Amour n°1, par Emilie.
Haneke s’invite dans la vie de Georges et Anne, couple d’octogénaires menant une paisible retraite jusqu’au jour où Anne est frappée d’un AVC et se retrouve paralysée du côté droit. Le cinéaste filme en huis clos le quotidien de ce couple et de leurs proches contraints d’affronter les différentes phases de la maladie. Georges refuse que son épouse entre dans une structure adaptée à son état et préfère s’occuper d’elle jusqu’à son dernier souffle dans leur appartement parisien malgré la lourdeur des traitements et son état de santé qui se dégrade progressivement. En dépit de tous les efforts menés pour rester fort face à une telle situation, il y a toujours un moment de fléchissement, d’incertitude, qui vient prendre le dessus. Ainsi, Georges, désorienté, ne sait comment gérer la situation face à sa fille (Isabelle Huppert), venant régulièrement rendre visite à ses parents. Amour dépeint le devoir de faire face ensemble à la maladie, d’assister une personne paralysée pour manger, se laver, une personne qui, las de supporter le poids de la maladie, n’attend qu’une chose, que les lumières s’éteignent et que le rideau tombe. Jean-Louis Trintignant se retrouve face à un dilemme : doit-il laisser sa femme mourir? Le titre du film laisse présager un film ponctué de moments de bonheur. Seulement, ils n’apparaissent qu’au début du film, quand la maladie n’a pas encore touchée Anne. Haneke, grâce au travail de ses acteurs, retranscrit presque à la perfection les émotions, les réactions qu’engendrent l’affrontement de la maladie d’un proche. Angoissant et douloureux, Amour se tient au plus proche de la réalité, montrant un couple qui s’aime toujours après plusieurs décennies passées ensemble, un couple qui se jure fidélité dans la santé comme dans la maladie jusqu’à ce que la mort les sépare. En souhaitant à M.Haneke d’être à l’origine de nouveaux chefs-d’œuvres pour transporter le spectateur, peut-être un peu moins bouleversants mais toujours aussi poignants.
Amour n°2, par Valérie Vuille.
Amour : une authenticité travaillée
Amour est un film avec une dimension émotionnelle très forte. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut oublier ou négliger les qualités cinématographiques de ce film : il démontre une maîtrise évidente de nombreux outils.
On va voir Amour, en connaissance de cause. On a vu la bande annonce ou au moins lu une critique et on se rend vite compte que le film n’est pas là pour nous mettre l’âme en joie. On sait que l’on va parler de mort, de vieillesse et de deuil. Mais la question c’est comment, comment ces sujets là vont être abordés ? On a tous en tête de nombreux films, qui ont traités en biais ou plus directement de ces sujets. Alors comment faire pour innover, sans pour autant choquer ?
Amour fait le pari de l’authenticité. Il s’insère, là, dans une tradition du cinéma français, qui veux montrer la réalité ou du moins un avatar de celle-ci. Voilà tout l’enjeu. On a observé depuis longtemps que la réalité brute montrée au cinéma n’existe pas ou si elle existe, ne déplace pas les foules. Ainsi c’est un avatar, une réalité modifiée qu’il faut montrer. Non pas pour donner une vision inexacte du monde, mais pour que son exactitude soit retranscrite au cinéma. Ainsi il s’agit surtout de voir comment le réalisateur et son équipe ont maîtrisé ce problème, pour nous offrir à la fois un film authentique et efficace.
On notera ici simplement quelques éléments qui révèlent cette technique, qui s’efface ensuite au profit de l’émotion. Tout d’abord, la maîtrise de l’ordre narratif, qui induit un flashfoward au début du film : on connaît la fin et ça change tout. En effet, le spectateur n’est plus dans l’attente du dénouement, mais dans le présent. Grâce à ce stratagème, on nous place non plus dans un état d’esprit de spectateur mais dans un état d’esprit de vivant. Attendez-vous la fin de la vie, vous ?
Le jeu des acteurs et les dialogues révèlent aussi une réflexion de la part de l’équipe de réalisation. En effet, les dialogues traduisent efficacement une vie simple, de gènes et de malentendus. De plus, Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva laisse percevoir une maladresse dans leur jeu, qui s’inclut parfaitement dans leur rôle. Ici c’est la réalité qui sert la fiction, l’acteur qui se confond avec son personnage. C’est également leur sincérité, la représentation de la maladie et des sentiments, qui l’accompagnent de même que le bonheur de l’instant, qui nous touche.
La dialectique entre le silence et la musique est également savamment orchestrée. Par un refus de l’émotion facile d’abord : pas de musique extradiégétique comme à Hollywood, mais une musique qui dérange, une musique présente dans les esprits, une musique qui se tait au fur et à mesure. C’est ici surtout le silence, qui est mis en exergue, notamment lors du générique de début et de fin. Un silence qui perturbe, qui met le spectateur dans une situation de déséquilibre et d’attente. Hors de ces repères il devient vulnérable, prêt à recevoir l’émotion et non à la créer.
Enfin, l’image est de qualité. Le montage oscille, là encore, entre une caméra effacée et des champs-contre-champs revendiqués presque brutaux. Il réussit par une maîtrise de l’histoire et des événements à rendre ces images, ou si l’on préfère cette réalité supportable. Cette maîtrise : ce sont les fleurs coupées paisiblement dans le lavabo, c’est le pigeon que l’on attrape et la lettre qui est écrite. C’est tous ces petits moments de vie et de calme, qui nous même nous laisse vivre et nous calme.
Ainsi c’est un oscillant entre une vision brute et travaillée, que le film peut retranscrire la réalité et non la faire partager. Un grand film donc, qui nous offre une histoire avec poésie et vérité.
Amour n°3, par Justine Le Moult.
Amour à mort
Amour, de Michael Haneke. Avec Emmanuelle Riva, Jean-Louis Trintignant, Isabelle Huppert…
On l’attendait impatiemment, cette palme d’or 2012. On le redoutait un peu aussi, le premier film d’Haneke où la caresse et la tendresse remplacent les coups. Comme un ovni dans la filmographie du cinéaste autrichien. Car c’est une histoire d’amour qui nous est donnée à voir dans ce drame intimiste émouvant, où affleurent douceur et sentiments. Georges et Anne sont deux paisibles octogénaires qui profitent de leur retraite dans leur bel appartement haussmannien Anciens professeurs de musique, ils savent que la vie est une symphonie aux notes plus ou moins graves. Un matin, au petit déjeuner, Anne se fige dans la cuisine, comme soudain absente. Premier signe de défaillance. C’est le début de la fin.
La fin, c’est ce qui ouvre le film: un écran noir dans un silence total, un silence de mort, préambule funèbre avant d’apercevoir, fugitive ombre fleurie, la morte sur le lit, dans la chambre désormais mortuaire. Un flash-back et la mort se retrouve effacée, écartée pour un temps de la réalité. Nous faisons connaissance avec le couple, attentifs spectateurs de nous-mêmes, spectateurs voyeurs. La machine infernale est lancée, la souffrance s’immisce doucement, à l’image de la porte fracturée de l’appartement du couple au retour d’un concert: la mort est entrée, elle ne repartira pas avant d’avoir accompli sa besogne. Le combat commence contre la maladie, combat de l’espoir ou du désespoir, qui sait. Georges veille sur Anne, Anne rassure Georges, on n’en finit pas dans la bienveillance. Or, comment réagir à la souffrance de celle/celui qu’on aime? A sa déchéance? Filmer l’agonie avec autant de retenue, de pudeur, de gravité (voire d’austérité) est un pari gagné. Pas l’ombre d’un sentimentalisme, pas l’ombre d’un voyeurisme malsain. On peut saluer la superbe interprétation de Jean-Louis Trintignant (pour qui le film a été écrit), entre humour, douceur et présence constante, et le jeu bouleversant d’Emmanuelle Riva (la grande dame d’Hiroshima mon amour nous avait manqué) tout en dignité et fragilité. On a rarement été habitué avec Haneke à tant de tendresse, tant d’attentions, tant de bons sentiments.Un absolu de l’amour qui transcende presque la violence.
Car ne vous y laissez pas piéger, la violence est bien là, sourde, prête à sourdre, plus latente que dans Funny Games, plus minimale que dans le Ruban Blanc (Palme d’or 2009), mais bien: là. Violence du départ imminent, de l’absence progressive, du silence (présent ou à venir?). On s’asphyxie lentement, comme les personnages, dans ce huis-clos d’un appartement pré-mortuaire, où la mort se fait fantasme, pour pouvoir de nouveau respirer, de nouveau vivre; prisonniers du cocon conjugal qui se recroqueville sur lui-même, dans un tête-à-tête funeste, d’où tous sont exclus (les amis comme la propre fille du couple, jouée par Isabelle Huppert), nous y compris. Le dénouement approche, inéluctable. On l’attend, on l’espère, comme un grand soupir de soulagement, une nouvelle respiration. Haneke se joue de nous en se jouant du temps, l’étirant pour le figer ou le rendre indéfini, comme ces petits tableaux qui ornent l’appartement, seules fenêtres pour s’évader quelques instants. Avant l’ultime étreinte.
Avec Amour, Haneke nous met face à nos angoisses, entre contemplation et confrontation, ce qui mérite sûrement la Palme. Ou peut-être pas, après tout. Le mécanisme peu sembler quelque peu usé et manquer d’originalité. Mais peu importe : ce qui compte, ce n’est pas tant de se souvenir du film, mais des sentiments, car « le film ne doit pas finir sur l’écran, mais dans la tête ou le cœur du spectateur » (selon Haneke lui-même). Une belle leçon de cinéma.
Amour n°4 , par Sarah D.
Ressenti
« Les vieux ne bougent plus, leurs gestes ont trop de rides, leur monde est trop petit, du lit à la fenêtre et puis du lit au lit (…) Même riches ils sont pauvres, ils n’ont plus d’illusions et n’ont qu’un cœur pour deux »
Du lit à la fenêtre et puis du lit au lit : c’est bien dans cet espace, dans le huis-clos d’un appartement haussmannien, qu’Haneke bâtit un empire. Il s’écarte toutefois du ton attendri de la chanson de Brel, enfermant ce qu’il reste de vie entre une cuisine, un salon, une chambre, et montrant la vie s’y réduire, s’y déplacer de plus en plus péniblement, par les panoramiques qui accompagnent dans leurs lenteurs les mouvements vieillissants des personnages.
La dernière fois que je me souviens avoir vu Emmanuelle Riva, celle-ci jouait dans Hiroshima mon amour. Heureusement surprise de la retrouver, j’essaye, dans ce dernier amour, de reconnaître des inflexions de voix, des traits qui rappellent au premier. Haneke ne s’est pas trompé en l’installant aux côtés de Jean-Louis Trintignant : les deux acteurs – autant dans les jeux de nuances fragiles qui font varier la relation des deux personnages que dans l’interprétation des lignes de forces de leurs caractères respectifs – sont impressionnants.
On est touché par deux visages, dans un bus, un soir, ceux d’un couple âgé qui sort du théâtre. On les suit, on tombe mal : la femme à une attaque, elle ressort de l’hôpital paralysée d’un côté. « ça ira de plus en plus mal, et puis ça s’arrêtera » déclare son mari à leur fille, dont le rôle est interprété par Isabelle Huppert. Haneke évite avec talent le pathos tout au long du film : il le met à distance au travers de ce personnage de l’enfant qui cherche à rétablir de fausses convenances, pour qui l’espace clos des parents, en se referment, devient hostile, et qui ne trouve refuge qu’à la fenêtre. Il n’y a rien à faire, juste à regarder.
Difficile aussi, pour le spectateur, de trouver sa place : il est d’abord mis face à un public qui lui ressemble, comme invité à se détourner du spectaculaire. Puis il entre dans un lieu où une gravité sans démonstration, contenue, donne de la grâce à toutes les paroles, tous les visages : elle est jouée sur des notes si justes qu’elle en devient presque palpable.
Je me suis rarement sentie aussi impuissante, démunie face à un écran de cinéma ; mon émotion vient peut-être du choc, de la violence engendrée par cette réalité nue, sans artifice, d’une affirmation « ce n’est que ça » répétée et répétée, entre deux moments suspendus de relâchement, de parole, de souvenir.
Malgré la froideur qu’on attribue à Haneke, le litre « Amour » n’est ni une antiphrase ni même porteur d’ironie. L’enferment n’est pas total, bien qu’il n’existe aucune solution à cet enferment. L’espace extérieur est désigné dans le film : il se donne comme un espace onirique, imaginaire ou poétique. Le rêve du vieil homme ne fait que rappeler l’emprisonnement. L’art pourrait présenter une échappée : mais on arrête par instant la musique, comme si elle ne suffisait plus. On ne trouve qu’un peu de repos dans la contemplation des paysages romantiques du tableau au-dessus du lit du couple. Du monde il ne reste que des signes qu’on essaye d’attraper, comme ce pigeon obstiné qui essaye de s’immiscer dans l’appartement.
Difficile, enfin, de qualifier le film d’Haneke. Il ne s’agit pas un film empreint de réalisme sur la vieillesse et la maladie. Il ne s’agit pas d’un film dramatique.
Amour s’apparente pour moi à une tragédie de l’ordinaire, mais réalisée sans la grandiloquence du terme, réalisée avec un regard, un rythme et une justesse qui en font un film rare.
Il vous on fait un prix de groupe?
Sinon de belles chroniques, même si pour l’instant je vais bien (mentalement) et que je suis encore jeune vous m’avez donnez envie d’allez le voir.
Bravo à la critique de Valérie, qui est un chef-d’oeuvre de précision technique! Très éclairant sur le film.
en effet, très belle critique Valérie!