Voici l’intégralité de l’entretien dont la version courte a été publiée dans le numéro de rentrée.
Paolo Tortonese, directeur du Centre de Recherche sur les Poétiques du xixe siècle.
Comment vous êtes-vous intéressé à la langue française et plus particulièrement à la littérature française ?
J’ai d’abord fait des études de littérature italienne à Turin, où je suis né. J’ai fait du journalisme en parallèle avec mes études à partir de dix-neuf ans, et ce jusqu’à trente ans. À vingt-six ans, pour des circonstances professionnelles et personnelles particulières, j’ai décidé de tout quitter. Je suis parti en France, j’ai repris mes études et je me suis inscrit en licence de lettres, à l’université de Savoie à Chambéry, qui avait une formation binationale avec l’université de Turin. Après la maîtrise et le DEA, j’ai fait un doctorat de littérature française en Italie, avec une bourse. Trois ans après le doctorat j’ai eu un poste de maître de conférence.
J’avais appris le français au collège, et je le connaissais suffisamment pour lire la littérature, mais je ne l’ai vraiment parlé qu’après ma venue en France. Cela peut paraître curieux, mais le français reste pour moi une langue étrangère. Quant à la littérature du xixe siècle, elle a toujours eu ma préférence, d’abord quand j’étudiais la littérature italienne, ensuite quand je suis passé aux études de littérature française. J’ai trouvé la littérature française du XIXe siècle plus intéressante que la littérature italienne de la même époque.
Et comment avez-vous découvert Théophile Gautier ?
Je l’ai découvert quand j’étais étudiant, dans une traduction italienne de Spirite parue dans une célèbre collection dirigée par Italo Calvino. Très vite je me suis occupé d’une édition de deux contes de Gautier en italien. Gautier était à l’époque un écrivain un peu délaissé par la critique et en même temps un écrivain important (il existe des écrivains délaissés par la critique à juste titre !) : c’était donc un bon objet de thèse pour un doctorant. Je vous le présente comme un choix rationnel, mais dans ce qui vous pousse à aller vers une œuvre, il existe bien entendu une part non rationalisable.
Vous montrez qu’il a été délaissé à titre injuste… Vous parlez de lui dans une préface comme de « l’inventeur du second degré ».
Oui, c’est une formule que j’ai utilisé pour essayer de montrer sa modernité. Mais je crois qu’au-delà de la formule il a réellement inventé une attitude détachée qui participe à un mode de lecture moderne, ce qui n’avait pas été mis en valeur. Lorsque l’on travaillait sur les attitudes ironiques de Gautier, on prétendait qu’elles visaient une doctrine en particulier, comme l’affirmait René Jasinski dans sa thèse, en 1929 ; alors que j’ai essayé de montrer que cette attitude détachée n’était pas tellement la critique de telle ou telle doctrine mais une attitude globale et universelle par rapport à tout discours, par rapport à toute vérité, par rapport à toute prétention de connaître la vérité. J’ai donc présenté un Gautier moderne, sceptique, cynique, vaguement nietzschéen, ce qui me semble encore fondé et pertinent.
A la fin d’une conférence sur « l’artiste sans œuvre » vous dites que « le romantisme à trop longtemps subi l’amputation de ses séquelles ». Pensez-vous que l’on n’a pas mesuré toutes les implications du XIXème siècle sur le XXème siècle ?
Dans les grands récits concernant l’évolution de la littérature et de l’art moderne, l’hypothèse qui domine, au XXème siècle, est que la modernité s’oppose au romantisme. Alors que l’autre interprétation, qui me semble plus juste, consiste à dire que le romantisme, conçu non pas comme un mouvement, mais comme une grande rupture dans l’histoire des idées et dans la culture occidentale, apporte une transformation qui ne sera jamais remise en cause par la modernité. D’autres évolutions ont, bien sûr, suivi le romantisme, mais elles restent cohérentes avec l’orientation nouvelle que le romantisme a imposé à la littérature, aux arts, à la culture moderne.
Dans cette même conférence vous montrez qu’une vision moderne de l’artiste naît au XIXème siècle, une vision qui accorde de l’importance à la personne et la personnalité de l’artiste. Pensez-vous que cette figure fictionnelle de l’artiste sans œuvre tende à devenir réelle, qu’elle atteste d’une disparition des œuvres ?
Les romans du XIXème siècle font apparaître un recentrement de l’art sur l’artiste. J’ai voulu montrer que certains phénomènes des avant-gardes sont dans la continuité avec le romantisme. Je prends un exemple : un artiste italien des années 60, Piero Manzoni, a fait une œuvre qui a été célèbre, des boîtes de conserve où il était écrit « merde d’artiste ». Cela peut paraître sans aucun rapport avec le romantisme, dont on se fait une image mièvre et fausse, et pourtant il existe un lien fort, car dans le monde moderne l’œuvre est pensée comme un produit de l’artiste. La plaisanterie sur la merde d’artiste peut paraître facile, mais il faut la prendre au sérieux. Cela signifie que nous considérons l’œuvre d’art comme quelque chose qui vient de l’artiste, une émanation du corps de l’artiste. Cette conception, qui paraît évidente aux modernes, remonte sans aucun doute au romantisme.
Des formes d’art apparaissent – on s’en est souvent moqué – où l’artiste ne fait plus rien, au sens où il n’effectue plus aucun travail matériel, ce qui s’inscrit dans l’idée du retrait de l’œuvre, de son déclin par rapport à la montée en flèche de l’artiste. Le rapport entre la conception a réalisation technique d’une œuvre n’était pas pensée de la même manière au Moyen-Age ou au XVIIème siècle. Certes, dès la Renaissance commence à apparaître l’idée de l’artiste créateur, mais la rupture nette se produit vers la fin du XVIIIe siècle.
Avez-vous de l’affection pour la figure topique du jeune héros romantique, pâle et souffrant ?
Oui, je le reconnais. On a fait mille caricatures du héros romantique, les romantiques eux-mêmes en faisaient déjà. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle la question était de se débarrasser de cette figure ainsi que du discours emphatique qui l’accompagnait. Mais le stéréotype a posteriori du héros romantique est surtout un personnage positif et optimiste, dont on trouve peu d’exemples dans les œuvres romantiques. Pourquoi a-t-on commencé à croire que le romantisme n’était qu’une sorte d’optimisme idéaliste ? ou bien d’emphase poétique, d’enflure verbale plus ou moins ridicule ? Le cas particulier de Victor Hugo, qui a dominé en France, a marqué très fortement l’interprétation française du romantisme et la polémique antiromantique depuis le milieu du xixe jusqu’au début du xxe siècle.
Je pense à la vision de Paul Bénichou, selon laquelle il y aurait historiquement quelque chose qui monte dans un optimiste progressif et qui décline ensuite dans une impossibilité de croire. Comme s’il y avait eu d’abord l’espoir, ensuite la déception : en réalité, cette impossibilité de croire est déjà présente au début du romantisme. Il n’y a pas deux moments séparés, mais un seul nœud problématique depuis le début.
Le bicentenaire de Théophile Gautier a eu lieu il y a deux ans, comment aviez-vous célébré l’occasion ?
Le bicentenaire a été célébré par de nombreux colloques et manifestations, au Musée d’Orsay, au Palais de Compiègne, etc. La plus curieuse s’est tenue à l’hôtel Pimodan, une des plus belles maisons de Paris, avec un décor baroque magnifique, de grandes fenêtres d’où l’on voit miroiter la Seine. L’événement a connu un grand succès, si bien que nous avons fait deux soirées. J’ai fait appel à des amis pour m’aider, Sylvain Ledda et Pierre Jourde. Il ne s’agissait pas d’un cours, cela s’apparentait davantage à un spectacle. Nous étions un peu stressés, nous savons faire des conférences mais il s’agissait là d’une formule différente : j’avais écrit un texte de présentation pour raconter ce qui s’était passé dans ces lieux, que mes amis entrecoupaient par leurs lectures de textes.
Quel travail de recherche entreprenez-vous en ce moment ?
Je travaille sur plusieurs thématiques de la littérature du xixe siècle. Celle de l’artiste que nous avons évoquée, celles de la pathologie et du rapport avec la médecine, de la relation matière-esprit dans la littérature et les sciences naturelles. Mais aussi je m’intéresse à la morale du roman, en essayant de réintroduire dans la critique un questionnement moral qui en a été exclu, sans pour autant tomber dans la critique moralisante qui est train de s’imposer aux Etats-Unis.
Comme beaucoup de mes collègues, j’ai de nombreux projets en attente, car la condition actuelle de l’universitaire, en France, rend le travail de recherche très difficile à accomplir. Nous vivons dans un monde de plus en plus bureaucratique. On est accablé des tâches les plus diverses, mais nous sommes devenus des managers sans entreprise. L’institution ne fournit pas l’organisation nécessaire du travail, ni les ressources humaines et matérielles. On vit entre les projets et les évaluations : il ne reste que peu de temps pour ce qui devrait se situer entre les deux, c’est-à-dire les réalisations.
Comme l’artiste sans œuvre, l’enseignant-chercheur sans recherches serait-il une nouvelle figure de ce monde bureaucratique ?
Nous sommes très frustrés du côté de la recherche. Nous avons tellement de recherches collectives, colloques, que nous n’avons pas le temps de faire le travail personnel nécessaire. On a besoin de passer des journées à travailler en bibliothèque, à travailler seul. On publie beaucoup, malgré tout, peut-être trop, puisque le souci de la quantité l’emporte sur le souci de la qualité, depuis que les systèmes d’évaluation internationales s’appuient bêtement sur le nombre de publications et non pas sur leur qualité.
Heureusement, il y a l’enseignement, qui donne un sens à ce que nous faisons. Un bon professeur ne regrette jamais les heures qu’il passe à faire cours, même si cela prend du temps sur ses recherches. Quand je passe des journées à remplir certains formulaires, je peux avoir l’impression de perdre de mon temps, mais je n’ai jamais cette impression quand je fais un cours ou je discute avec un étudiant.