Estelle Coppolani, le 04/02/14
Adieu mon livre ! – Où en est Ôe ?
Kenzaburô Ôe nous fait cheminer aux côtés de son double littéraire avec Adieu, mon livre !, dont la traduction française est parue à la fin de l’année 2013. Si le Nobel demeure dans l’esprit des lecteurs français l’auteur de récits brefs et poétiques tels que le sublime Gibier d’élevage ou le funeste Faste des morts, la traduction de ce livre jusqu’alors inédit a de quoi modifier l’image que le Japonais revêt en France – hélas figée depuis un arrêt de publication inexplicable, alors que son travail n’a de cesse d’évoluer au-delà de nos frontières.
Ainsi, Adieu, mon livre ! se situe comme le dernier volet d’une trilogie dont les deux autres épisodes n’ont malheureusement pas été traduits en langue française. Le lecteur ne sera pas gêné par cette incohérence puisqu’une autonomie narrative et une absence de référence à des événements antérieurs assurent au roman une indépendance certaine, bien que le choc puisse être de taille pour celui qui s’apprête à retrouver en Ôe le même conteur virtuose et pénétrant que celui qu’il (ne peut que) demeure(r) en l’état actuel des parutions françaises. Outre ses défauts de compositions, le roman livre quelque chose de Oê, quelque chose d’un esprit bien plus tourmenté et lassé que l’on pouvait s’y attendre.
Nous est donc livrée une histoire ayant pour personnage principal Chôkô Kogito, écrivain au seuil de la vie en qui il est facile de confondre l’auteur – à juste titre ou non – , dans la tradition du « roman-je » nippon à cheval entre l’autobiographie et la fiction. Il s’agit là d’une retrouvaille avec un beau-frère, d’un rétablissement après un accident, de journées passées à lire des poèmes de T.S. Eliot : c’est-à-dire qu’il ne s’agit, au fond, que de ce que signifie l’expérience de la vieillesse. L’auteur accuse intentionnellement le fil des âges et à une moindre échelle la différence des générations en tant que problématiques quotidiennes dans la vie de ce vieux monsieur reclus qui fut, paraît-il, un auteur.
L’ouvrage n’inclut quasiment que de longs dialogues où un vertige de questions et de thèmes que l’on abandonne aussitôt abordés laisse le lecteur insatisfait et en attente d’un balancement narratif apte à combler ces trous de la pensée par son imposante stature. Pourtant, rien ne se passe réellement, et même lorsque la mort s’introduit dans le récit après l’échec d’une explosion à caractère révolutionnaire, c’est avant tout la sensation de vide qui est à noter. Ce doit être qu’en proposant ces fausses intrigues dont la vraisemblance est explicitement moquée (les personnages complices de l’organisation de l’explosion, jusqu’à la fin, doutent de sa possibilité de réalisation et de la contribution de Chôkô), l’auteur japonais insiste davantage sur la thématique de l’absence que sur autre chose.
Il prétend livrer le quotidien d’un ancien romancier entre petites habitudes, errances intellectuelles et préoccupations matérielles, mais il parvient à faire sentir à son lecteur que la question essentielle demeure en suspens dans le livre. Tout n’est qu’ellipse dans ce semblant d’histoire où le personnage principal lui-même est le grand absent. Si les questionnements sont à peine effleurés et les situations stagnantes comme les eaux nauséabondes d’un marais, ce semble être pour marquer la difficulté de l’errance et la pesanteur de l’impuissance. Car Chôkô, écrivain emblématique d’une génération, était de ces écrivains engagés dont la plume servait une cause politique – l’insurrection contre le nucléaire, surtout –, avec cette énergie folle que l’on connaît aux armes qui doivent prouver qu’elles en sont en même temps qu’elles attaquent.
Arrivé à ce stade de sa vie, pourtant, force lui est de constater que l’organisation mondiale ni les structures nationales ne tendent vers les idéaux qu’il défend. Et puis, très vite, l’inquiétude – une inquiétude vague, menaçante, diffuse – s’installe. Elle se fait obsession, puis l’obsession se fait peur : peur d’un avenir qui ne se forme pas ; peur d’une étanchéité entre le monde espéré et le monde vécu ; peur de cet « immense vacarme », bruit entendu par les mourants, que le vieillard attend et prépare chaque jour avec la discipline humaniste d’un homme qui n’y croit pourtant plus.
Rappelons que le texte a été publié en 2005 au Japon, c’est-à-dire avant l’accident de Fukushima, qui a achevé de plonger un auteur de plus en plus prudent dans ses manifestations politiques (quoi qu’il n’ait jamais été le parangon de quelque parti que ce soit) dans une disposition d’esprit caractérisée par le doute.
Les lecteurs des dernières interviews de Kenzaburo Ôe l’auront peut-être remarqué : l’écrivain cite à plusieurs reprises Kundera en parlant de « retour à l’essentiel ». La lutte n’est pas finie, non, mais il est une morale et une énergie à transmettre afin que les jeunes générations s’emparent du flambeau à leur tour.
Estelle Coppolani