Hésitant à écrire cet article, ayant l’impression de « profiter » d’une situation pour avoir un sujet, j’ai passé plusieurs heures à retourner dans tous les sens que j’avais besoin d’écrire à ce moment précis, comme chacun retourne à ce qu’il fait de mieux (ou le plus naturellement) quand il est en état de choc. Mais je ne voulais pas écrire des chiffres, des noms, des théories, je voulais écrire ce que j’ai ressenti. Ce que j’ai vécu.
Ce soir, comme tout le monde, c’était la fête. Comme tout le monde, je regardais le feu d’artifice, j’avais même la chance d’avoir la Tour Eiffel juste en face de moi, l’eau à mes pieds, l’herbe sous moi, et tous mes potes autour. On avait des bières, du vin, des chips, de la musique, on était bien, on était posés. On avait tous éteint nos téléphones, chose assez rare à nos âges pour être signalée, mais ce soir, on ne voulait pas manquer l’ambiance en étant collés le nez à nos écrans.
Comme beaucoup de monde ici, on avait bien sûr pensé à l’attentat. On ne niera pas qu’on avait tous eu une pensée là-dessus, même furtive, on savait que le risque était grand, et que c’était LE jour. Mais c’est pas grave, on y est allés quand même, un peu par envie, beaucoup par bravade, parce que, bien sûr, on aurait pu tout aussi bien voir d’un bon nombre d’endroits à moins grand risque. Mais ça n’aurait pas été pareil. Et, bordel, on ne va pas se laisser dicter notre conduite par la peur.
Lorsque le dernier feu a explosé, toutes les têtes étaient levées vers le ciel. Je ne pourrais pas dire combien de personnes il y avait, mais à ce moment-là, il n’y en avait pas une seule qui était connectée à la réalité. Il y avait une sorte d’atmosphère qui n’existe que dans ces moments où on se sent bien, en communion avec sa patrie, non pas dans un sens nationaliste et fermé, mais au contraire dans une ouverture aux autres, à tous ces autres qui veulent partager nos valeurs républicaines.
Et puis le réveil. Les premiers cris d’alerte, les premiers appels angoissés, les premiers bilans ; les premiers chiffres surtout. Les chiffres des blessés, les chiffres des morts, les chiffres des numéros de téléphone à appeler, les chiffres du nombre de mobilisés, les chiffres du temps qui passe, ce qui semble des heures et des heures d’angoisse, d’abasourdissement. Car c’est bien cela, finalement, de l’abasourdissement. De la colère il n’y en a pas, pas encore, il faudra déjà compter les morts, pouvoir mettre des noms sur chaque visage, pouvoir pleurer chaque victime. De la tristesse, il y en a déjà, mais sourde, en arrière-plan, sauf pour ceux qui ont perdu quelqu’un. De la peur, il y en a dans tous les regards, la peur que ce soit mon tour, la prochaine fois, et puis aussi, plus faible, la peur d’une dérive sécuritaire.
Mais plus que tout cela, ce qu’il y a présentement, c’est de l’incompréhension. Pourquoi Nice, et pourquoi la France, encore, toujours, pour la troisième fois en un an et demi ? Bien sûr, en replaçant les choses dans leur contexte, c’est beaucoup moins que d’autres pays, au hasard, le Nigéria. Mais pourquoi la France en Occident, la France plus touchée que les Etats-Unis, la France plus que l’Allemagne ou le Royaume-Uni, la France comme cœur de l’Europe ? Est-ce parce qu’on vit, parce qu’on râle, parce qu’on a des valeurs ? Et pourtant, pourtant, n’a-t-on pas l’impression de les voir disparaître, ces valeurs, au fil des mois et des attaques, sans rien pouvoir faire d’autre que de se lamenter en disant qu’ils ont gagné et que notre bonne vieille France ouverte va se replier sur elle-même ?
Ce soir en rentrant, j’ai vu des gens heureux, beaucoup de gens faussement heureux. J’en ai vu se noyer dans leur alcool comme on le fait tous à un moment ou un autre. J’en ai vu beaucoup partir dans les boîtes poursuivre la nuit, parfois sans réelle envie, mais juste pour vivre tant qu’ils sont là, et en espérant faire passer tout ça. Demain, il sera temps d’y penser, et d’avoir une pensée pour Nice, une journée pour Nice, et pour soigner les blessures. Puis ceux qui n’ont perdu personne repartiront de l’avant, avant d’être rejoints, beaucoup plus tard, par les survivants.
La trêve est finie, elle aura duré 35 minutes.
Par Lucile Carré