Emma Flacard | Aux Etats-Unis, chaque troisième lundi de janvier a lieu le Martin Luther King Jr Day, un jour férié mis en place pour rendre hommage au célèbre pasteur et activiste africain américain, et célébré aux environs de l’anniversaire du défunt (né le 15 janvier 1929). Des activités, des conférences, et des marches, entre autre, sont organisées pour honorer l’une des figures majeures du mouvement des droits civiques africain américain.
Ecrire sur ce sujet représente beaucoup pour moi, et ce pour plusieurs raisons. Je suis tout d’abord fascinée par le mouvement des droits civiques américain, et ai travaillé dessus à diverses reprises. Etant aussi dans une université au nord de l’Etat de New York pour une année académique, j’étais intriguée quant à la manière dont ce jour particulier serait honoré, ici, dans une petite université américaine. Ce qui avait été pour moi le sujet d’essais, de recherche , de diverses lectures, devenait ainsi beaucoup plus concret. Ce travail de mémoire ramenait l’histoire au goût du jour, et instituait une nouvelle conversation, plus que jamais nécessaire, autour de sujets épineux.
Un douloureux héritage
Récemment, en rentrant d’une excursion au Mississippi au sein d’une association étudiante, j’avais été confrontée à cette réalité historico-spatiale de manière assez intense. La visite du “Legacy Museum” à Montgomery, Alabama, avait ajouté une nouvelle perspective à mon approche sur le sujet. Ce musée, ouvert au public en avril 2018, confronte les visiteurs au lourd passé esclavagiste des Etats-Unis, et plus particulièrement de cette ville. Installé dans un ancien entrepôt dans lequel des esclaves étaient entassés avant d’être vendus, cet espace est chargé d’une symbolique amère. Des voix d’esclaves (certains d’entre eux sont reconstitués virtuellement grâce à des hologrammes) accompagnent les visiteurs, rendant cette « expérience » encore plus palpable. C’est en tout cas ce que j’ai ressenti durant l’exposition, et aussi après, en me promenant dans la ville. Ce qui avait été source d’intérêt intellectuel (et humain bien sûr), connaissait une toute nouvelle réalité, un aspect vécu. Je me trouvais dans la ville dans laquelle la Montgomery Improvement Association avait vu le jour, présidée par le pasteur King Jr, et où avait eu lieu le fameux boycott des autobus ségrégués de la ville. Une ville lourde d’un passé raciste, suprémaciste, mais aussi de cette effervescence sociale et religieuse qui a aidé à impulser le mouvement des droits civiques dans les années 1950.
Le Martin Luther King Jr Day en pratique
Et c’est ce bouillonnement religieux, social et politique qu’il est nécessaire de rappeler, il me semble. Ainsi, je me suis rendue à deux événements organisés par l’université dans laquelle je me trouve (au nord de l’Etat de New York), pleine de curiosité. L’un d’entre eux consistait en une session de lecture de discours prononcés par le défunt pasteur. Parmi ceux-ci figuraient un texte de King exprimant son opposition à la guerre du Vietnam, ainsi qu’un extrait de la très célèbre « Lettre Depuis une Prison de Birmingham » (1963).
Durant cet événement, une trentaine de personnes étaient présentes, et certaines d’entre elles se sont proposées pour lire, à tour de rôle, ces textes. S’en suivaient quelques minutes de réflexion et de partage d’idées, si nécessaire. Plusieurs fois, les animatrices/animateurs de cet événement ont appelé le public à mettre en relation ces textes avec des faits d’actualité. Prendre conscience de la portée universelle des mots de King, et de son appel à agir (call to action). A la suite des lectures, nous nous sommes rassemblés par petits groupes et avons échangé, puis la séance s’est achevée sur un chant religieux africain-américain, “We Shall Not Be Moved.”
“We shall not, we shall not be moved
We shall not, we shall not be moved
Black and white together,
We shall not be moved”
Célébrer en musique
Chanter pour rassembler, chanter pour panser les plaies, chanter pour se souvenir. C’est aussi l’esprit dans lequel s’est déroulé le dîner en l’honneur du pasteur ce vendredi. Le lien étroit entre musique et activisme politique était bel et bien manifeste puisque se sont succédés divers chants, y compris l’hymne africain américain “Lift Every Voice and Sing”. De même, un groupe de jazz composé d’étudiants et de professeurs ouvrait et clôturait la cérémonie. Les voix graves et profondes, la cohésion autour du chant donnait des frissons.
Une souris dans le grenier : symboliser les tensions raciales aux Etats-Unis
Durant ce même dîner, un pasteur africain américain de la région a prononcé un saisissant discours. Partant de son expérience personnelle, de son enfance dans le nord de l’Etat de New York, où il était l’un des seuls Noirs, et de ses études dans l’université historiquement africaine américaine de Tuskegee, il a ouvert la discussion sur la situation raciale dans le pays. Toutefois, il n’a pas initié le débat de manière explicite, mais en racontant une anecdote. Celle-ci racontait la prise de conscience d’une femme dont la maison lui semblait parfaitement rangée et propre, de l’existence de souris dans son grenier. Suite au vacillement constant des ampoules de sa maison, cette femme se décide à appeler un électricien, afin qu’il règle le problème. Celui-ci réalise rapidement que ce sont des souris, bien au chaud dans le grenier, qui mâchent les fils électriques. A l’annonce de cette nouvelle, l’occupante s’indigne et s’exclame : « Il n’y a pas de souris chez moi! Repartez voir, ce doit être autre chose. » Une demi-heure plus tard, l’électricien revient et tend à la femme une souris qu’il tient entre ses doigts. Et le pasteur d’achever : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans le grenier des Etats-Unis. » (There is a problem in America’s attic.)
Cette métaphore de la maison n’est pas récente, mais découle d’une longue tradition abolitionniste et de défense des droits africains américains. Abraham Lincoln l’avait utilisée durant son discours de nomination en tant que sénateur de l’’Illinois, en 1858, pour illustrer les dissensions internes du pays. “A house divided against itself cannot stand.” Plus d’un siècle plus tard, en 1967, c’est Martin Luther King Jr. lui-même qui reprend cette allégorie :
« Nous avons hérité d’une grande maison, une très grande maison à l’échelle du monde, dans laquelle nous devons vivre ensemble, Noirs et Blancs, orientaux et occidentaux, non juifs et juifs, catholiques et protestants, musulmans et hindouistes. Une famille ne partageant pas les mêmes idées, la même culture, les mêmes intérêts, et qui, parce que nous ne pourrons jamais plus vivre séparés, doit apprendre, de quelque manière que ce soit, à vivre les uns avec les autres dans la paix. » *
Et cette paix demeure difficile à conquérir…
* la traduction est mienne, elle est donc susceptible d’être un peu différente de la version originale. “We have inherited a large house, a great ‘world house’ in which we have to live together—black and white, Eastener and Westerner, Gentile and Jew, Catholic and Protestant, Moslem and Hindu—a family unduly separated in ideas, culture and interest, who, because we can never again live apart, must learn somehow to live with each other in peace.” (“The World House”, Martin Luther King Jr, 1967).