Camille Belot | Quand Roman Polanski – sous couvert du grand nom d’Émile Zola – accuse, le spectateur – dans tous ses bons sentiments cinéphiliques – est-il simplement là pour en accuser la bonne réception, et qui d’autre que la critique pour en accuser le coup ? Aussi, j’accuse à mon tour la critique qui fait comme si de rien n’était ! Sous couvert de l’adage bien-pensant qui fait – et qu’il faut – séparer l’homme de l’artiste, on ne dira rien – ou du moins pas grand chose. On s’interroge vaguement sur l’idée d’un film plaidoyer – y a-t-il, y a-t-il pas ? On évoque rapidement une certaine résonance entre le film et son réalisateur ; mais aussi on relie son enfance, dans un ghetto de Cracovie, à une justesse de son film !! Pourtant son film ne sonne-t-il pas juste, parce que Roman Polanski y connaît aussi quelque chose en affaire judiciaire ? On ose dire que le film est beau, que le film est grand, parce que son réalisateur a connu le camp des gentils, si je puis dire, a été lui-même une victime quelque part ; et on entend pas beaucoup que le chef d’œuvre vient d’un rapport intime avec le côté des bourreaux, le camp du mal. Sans pousser plus loin un manichéisme excessif, on pourrait simplement penser que séparer l’homme de l’artiste c’est un peu quand ça nous arrange. Qui est assez naïf de toute façon pour croire que les œuvres d’art, au même titre que les croûtes et les navets, tombent du ciel ? Si il est magnifique de croire à une transcendance de l’art qui dépasse son créateur et existerait dans un monde à part, il n’en est pas moins merveilleux de croire en un art qui nous habite, qui passe d’un monde des idées à un monde sensible, qui nous emporte avec lui ; pour le meilleur et pour le pire. Et c’est, je crois, un des rôles de la critique. La critique fait entrer le film dans une réalité tangible, celle où les gens regardent du cinéma, elle fait du film bien plus qu’une projection sur un écran, le film devient une chose du monde, elle conforte son existence et lui donne une place dans notre réalité. Et la critique, au même titre que le cinéma, a bien le droit de dire ce qu’elle veut ! Elle aime et elle déteste. Elle encourage et elle maltraite. Elle est bien souvent dans la nuance. Pourtant, simplement parler de J’accuse comme d’un film (bon ou mauvais, ce n’est vraiment plus la question) s’apparenterait plus à une posture cinéphilique – tout à fait recevable – qu’à une critique cinématographique. Quand l’engagement activiste est clairement revendiqué, la posture institutionnelle – j’entends celle des César – choisit la position inverse en récompensant Roman Polanski – pour un film nominé déjà pas moins de douze fois, c’est bien le réalisateur que le jury a choisi de mettre à l’honneur ! Donc si Alain Terzian revendiquait qu’il ne devrait pas y avoir de prise de position morale de la part de cette instance1, la démission collective de l’académie courant février autant que cette récompense accordée directement à Roman Polanski laisse quand même des doutes là-dessus. Alors vacante dans une nébuleuse de liberté d’expression et d’éthique journalistique, la critique n’a pas de compte à rendre en politique. Mais peut-on vraiment décemment parler de J’accuse de Roman Polanski en faisant totalement l’impasse sur tout ce qui l’entoure ? Sans prendre part à un tribunal populaire, fermer les yeux ressemble à un mensonge par omission bien plus qu’à une retenue de conviction : c’est un choix politique. Ce n’est pas jeter des pierres ; ce n’est pas tout mélanger ; dans ce cas particulier, ce n’est pas n’importe qui, qui fait n’importe quoi ! On parle bien quand même d’un film à l’ancrage historique « pour un cinéaste qui a fait de la persécution un de ces grands thèmes »2. Un bon journaliste ne peut pas faire comme si il ne savait pas. Justement parce qu’il est journaliste, il doit savoir. Avant d’informer, il doit se renseigner. Et difficile de passer à côté des affaires Polanski. Bien sûr le critique ne se revendique pas forcément journaliste ; et bien sûr que le journalisme et l’engagement – ou du moins l’avis personnel – ne sont pas non plus toujours compatibles, acceptés ou acceptables. Et les critiques comme les journalistes ont des lignes éditoriales et des positions à tenir. Cependant que faire d’un film – et on ne parle plus du tout de la qualité de ce film – quand son réalisateur est au cœur de polémiques et en démêlés avec la justice ? Si la question philosophico-éthique de séparer l’homme de l’artiste n’est pas impertinente, est-elle pour autant toujours tenable quand un réalisateur appelle son film « J’accuse » alors qu’il est lui-même accusé ?
Le cinéma est politique.
« Qu’il l’écrive en toutes lettres (ce qui n’est pas recommandé) ou non, un critique est quelqu’un qui dit constamment « Je ». J’ai vu ce film, j’ai éprouvé ceci, j’ai pensé cela, cela m’a rappelé tel autre film ou inspiré telle comparaison. Ce « je » est de toute manière un engagement personnel, qui peut le cas échéant prendre l’aspect d’un engagement politique. Mais il est de toute façon un engagement esthétique, au sens où le style d’écriture, qui tend à être aussi factuel que possible dans le journalisme stricto sensu, a au contraire besoin dans la critique d’une invention personnelle en phase avec les émotions dont elle est l’émanation, et qui à ce titre rapproche le critique de l’écrivain, et l’éloigne d’autant du journaliste. Car le style n’est pas, pour la critique, un ornement, il est le moyen même de construire des ponts entre deux modes d’expressions différents (le cinéma et l’écriture), et de produire de la pensée par la construction de ce pont. En ce sens, au sein d’un journal, un critique occupe inévitablement une position transgressive, il fait par fonction quelque chose qu’on cherche sans cesse à réduire dans les autres pages du même journal : l’exercice de sa subjectivité. »3 (Jean-Michel Frodon dans La critique de cinéma)
1 “Polanski en tête des nominations aux César: « On est pas une instance qui doit avoir des positions morales », affirme Alain Terzian” : l’ancien président des César au sujet des nominations sur BFMTV : https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/polanski-en-tete-des-nominations-aux-cesar-on-est-pas-une-instance-qui-doit-avoir-des-positions-morales-affirme-alain-terzian-1218575.html
2 LEPASTIER Joachim, “Feuilleton grinçant” une critique de J’accuse de Roman Polanski, in Les Cahiers du Cinéma, numéro 760, novembre 2019, pages 48-49
3 FRODON Jean-Michel, La critique de cinéma, Les petits Cahiers, Paris, 2008, pages 17-18
Et aussi : « LES MISÉRABLES DU CINÉMA » par Un collectif de régisseurs enragés, in Lundi Matin, 10 mars 2020 : https://lundi.am/Les-miserables-du-cinema?fbclid=IwAR3EoI67HVH6Vu8cSjP4ynCjMqcR7_iLKpazYDl1tQjtRtR7nmQflUceaqc
Lors de sa sortie en France, la poursuite de cette controverse donne lieu a une nouvelle evolution du traitement mediatique de l’ affaire Roman Polanski et plus generalement de la critique de films realises par des cineastes accuses ou condamnes pour des violences sexuelles