Adrien Goulletquer, le 14.12.12
BREL
Un homme suffit
Jacques Brel a les vertus d’une aube : une manière d’éclairer les horizons, de sortir de la nuit et de dire oui au ciel. Cette même manie de vouloir avaler les étoiles aussi.
Personne ne se rappelle la première fois qu’il admira le soleil émerger du noir abîme pour étaler joyeusement les couleurs sur la terre. De même, je ne sais quand je fis la découverte de Brel. Les circonstances m’échappent. Peut-être égrenait-il allègrement ses paroles sur les rythmes infernaux de La Valse à mille temps. Peut-être implorait-il, l’œil mouillant, le visage luisant, les lèvres balbutiant qu’on ne le quitte pas. Je l’ignore…
Je sais en revanche quand sa lueur me fascina pour la première fois. Le hasard me présenta un entretien filmé datant de 1971. Entretien qui avait la sincérité des échanges houblonnés et la merveilleuse espérance des conversations de minuit.
Je sentis instantanément que l’homme qui s’exprimait n’était pas de la même trempe que les autres. Je m’exposais aux feux d’une âme si singulière, si noble et si belle qu’elle balaya, pour la journée du moins, mon désespoir amer et lancinant d’adolescent sans Amérique.
Je l’écoutais peindre des tableaux qu’on ne m’avait jamais montrés mais que j’avais déjà vus. Dans ses yeux brillait un monde. Son regard charriait les lumières du ciel et bouleversait mes océans. Ses rires roulaient, éclataient dans l’atmosphère et s’estompaient dans un puissant ressac. Son sourire songeur dessinait des paysages et jouait des notes de violon tsigane ou de flûte irlandaise. Ses traits parlaient d’amour.
Brel n’est pas philosophe. Brel est poète. Sa compréhension des choses s’exprime par fulgurances. Il semble ressentir plus qu’il ne théorise. L’écouter c’est regarder un peintre exprimer la vie à coups de pinceaux intuitifs dont la promptitude n’altère pas la justesse. La spontanéité de ses évocations laisserait croire qu’il n’a pas besoin de penser pour comprendre.
Ses paroles m’avaient soufflé un air dont je réalisais alors avoir toujours manqué. On avait ouvert la fenêtre et laissé entrer le vent.
Epuiser la vie : « Je ne m’endors pas : je tombe ; et alors que je m’effondre, je sais que j’ai vécu. »[i]
Jacques, vous semblez avoir exploité toutes les potentialités que la vie recèle. Et si ce n’est pas tout à fait le cas, on ne pourra pas vous reprocher d’avoir baisser les bras.
Vous disiez n’être qu’un accident biologique qui fait ce qu’il peut : je suis persuadé qu’aucun autre accident biologique n’a su mieux vivre.
Chaque jour valait son combat. Chaque heure ne pouvait passer sans être une aventure. Essorée, vidée de son suc, elle mérite alors qu’on la perde.
Le temps, cet éternel vainqueur, a eu raison de vous comme des autres. Il lui faudra néanmoins beaucoup courir avant de vous oublier ! Vous étiez, par la lutte éreintante que vous lui imposiez, sa victime la moins docile. Il ne vous glissait pas sur la peau, vous l’obligiez à s’arracher de vos bras obstinés.
Sisyphe au quotidien, vous n’avez jamais abdiqué avant la mort ; avant que le rocher ne vous brise.
Ne pas vivre pleinement c’est déjà mourir un peu. Pourquoi ne pas montrer à la mort qui approche qu’elle aurait tort d’arriver trop tôt ? Pourquoi ne pas transpirer pour lui prouver que la machine a encore du travail à abattre ? Pourquoi ne pas avancer puisque nous serons bientôt immobiles ? Pourquoi ne pas brûler puisque nous serons bientôt froids ? A quoi bon être sur le ring si ce n’est pour combattre ?
S’échiner à comprendre, s’harasser à vouloir. Hurler sa vie ! Se violenter à chaque instant pour justifier sa présence.
J’aurai toujours une grande estime pour le gamin que vous étiez et qui roulait furieusement sa bicyclette sur les routes de son enfance jusqu’à l’épuisement total, comme pour désétriquer un monde qui ne le contenait pas.
Bien sûr, les ampoules les plus puissantes grillent toujours plus vite. Sans importance ! Mieux vaut l’intensité à la durée.
Vous n’aviez pas la faiblesse d’être faible.
Le nomadisme de l’enfant et l’appétit du nouveau-né : « je me sens un cœur à aimer toute la terre » [ii]
Vous partagiez avec le séducteur de Séville un esprit vagabond motivé par des désirs aventuriers. Le salut est de l’autre côté de la colline. Même si la colline précède une colline, s’arrêter est une défaite.
Selon vous l’enfant est un nomade, un découvreur naturel. Il ne connaît pas d’attache et surtout, il n’a pas encore oublié ses reves sur le bord de la route. Pour satisfaire sa seule vocation, celle d’explorateur, l’homme ne doit pas laisser s’échapper l’enfant qu’il fut.
Un gamin du Minnesota chantait « he not busy being born is busy dying »[iii] : s’inventer une naissance perpétuelle au monde, voilà à quoi chacun devrait s’exercer. Pour savourer pleinement sa journée un adage voudrait qu’on la vive comme la dernière. Vivons-la comme la première ! Quand tout est à découvrir. Quand tout est à saisir ! Apprenons à ne pas se satisfaire, à apprécier ce que l’on a en se répétant que ça ne suffit pas. Marions l’hédonisme de Montaigne à l’ambition de Vasco de Gama.
Le raisonnement est simple : se battre tant que nous en avons la possibilité. Le jour du renoncement arrivera bien assez tôt.
C’est certain, Brel n’était pas bouddhiste.
Entre Brel et Bouddha, je choisis. De ces deux réponses à l’expérience déconcertante qu’est notre existence, je choisis la chaleur au froid. Je préfère la révolte à la résignation. L’ailleurs m’intéresse plus que l’ici. Le risque ressemble d’avantage à la vie que la sécurité. L’amour est un voyage, le détachement une paralysie. La souffrance même vaut la peine! Rires ou sanglots ; rires et sanglots ; vivons bien puisqu’il faut bien vivre. Je préfère me brûler les ailes plutôt que de finir piégé par la glace.
« Les bourgeois c’est comme les cochons »[iv]
A l’âge auquel la bourgeoisie attend de ses rejetons qu’ils reprennent le fil des affaires et assurent une pérennité toute matérielle à une existence de comptable, votre poste dans la cartonnerie familiale vous étouffe.
Chacun de nous connait un moment décisif où il doit savoir sonder ses aspirations profondes et savoir ensuite y succomber. Tournant crucial, décision vitale, vous vous offrez un choix : vous serez chanteur ou éleveur de poules. Les malheureuses vous attendent encore !
La bourgeoisie était l’ennemi. La bourgeoisie de l’âme…
D’abord, il y a la prudence. Elle qui sait si bien transformer un torrent majestueux en un marécage boueux et stagnant. Elle qui bâillonne les rêves à coup de sécurité. Et puis, il y a le matérialisme[v]. Lui qui sait si bien rapetisser le monde et cacher les horizons. Lui qui met tellement de barreaux à tellement de cages. Et puis, il y a les autres : l’argent qui corrompt, la sédentarité qui réduit, la routine routinière qui gâche, les apparences qui cachent, l’autorité qui entrave, le moralisme qui bave, le pouvoir qui abuse et la tartuferie qui use.
Don Quichotte de Flandre, vos amours étaient d’une toute autre nature et ils ont bien souffert. Vous ne les avez cependant jamais abandonné : l’un d’entre eux s’appelait Courage.
Qui aujourd’hui sera la rose sur le fumier ? Goéland au milieu des pigeons ? Lion parmi les moutons ? Nu au bal masqué des hypocrites ?
Dites-moi qu’à jamais vous me réchaufferez de votre ardeur et que je pourrai boire vos mots et me nourrir de vos inspirations. Qu’à jamais vos chansons m’offriront des mélodies sur lesquelles reposer ma tête et une voûte de constellations pour enivrer mes yeux. Dites-moi qu’à jamais je vous verrai illuminer un coin du ciel et qu’un coin de la terre résonnera toujours de vos « r » roulants, pareils à l’orage sur la mer. Dites-moi que je pourrai me tourner vers vous pour me rappeler comment être fort, comment être beau. Car moi je saurai à quel point vous pouvez être soleil.
A force de chasser les étoiles, vous avez fini par leur ressembler. Le cosmonaute infatigable, mué en sémaphore étincelant, guide désormais autant que l’astre qu’il poursuivait.
Et quand j’apercevrai votre visage, Jacques, au milieu des vestiges de votre existence, une fois encore, mon âme prendra le large. Comme l’aiguille s’affole à proximité d’une force magnétique, mes pupilles se dilateront, mes narines gouterons à nouveau le vent frais de la liberté, le sang coulera plus épais et plus vif dans mes veines, la fougue du révolté et l’ivresse du voyageur se hisseront le long de mon échine, mes poumons se gonfleront de courage, dans ma poitrine battra de plus belle le rythme de l’espoir car mon corps saura qu’il a trouvé son pôle et mes rêves leur émissaire.
Un homme suffit, parfois, à racheter tous les autres.
[i] Jacques Brel, propos recueillis par Paul-Robert Thomas dans Jacques Brel, j’attends la nuit (2001).
[ii] Don Juan dans Don Juan (acte I, scène II), Molière.
[iii] « Celui qui n’est pas occupé à naître est occupé à mourir », Bob Dylan dans It’s alright, Ma (I’m only bleeding) (1965).
[iv] Jacques Brel, Les Bourgeois (1962).
[v] Non au sens philosophique mais au sens communément admis aujourd’hui de la recherche de satisfaction par la possession de biens matériels. Mercantilisme.
Parce qu’on n’écoute pas seulement Rihanna à la rédaction…
Un bel hommage.
En effet, bel article et hommage sur l’un des « fondateurs » de la chanson d’auteur.
En revanche je trouve dommage de ne pas s’être plus attardé sur sa foi dans l’Homme et dans le monde dans ses chansons, cette façon de prendre le public avec ce jeu exubérant.
Il faut aussi parler de Brel dans son époque, un homme intègre, courageux, s’étant toujours tenu à l’écart des variétoches débilisantes de son époque, prenant son travail au sérieux, voulant créer quelque chose. Ils étaient déjà peu à mélanger la reconnaissance d’un large public et le sérieux/la beauté dans la chanson à l’époque.
Aujourd’hui, il existe des Brel, des « vrais » Hommes et chanteurs mais l’abrutissement général fait que jamais ils n’auront la reconnaissance qu’on leur doit.
Je te remercie et te confirme que quelques lignes ne suffisent pas à évoquer toutes les facettes d’un homme.
*Y’a une petite erreur sur la date de publication de l’article.
Vibrant hommage, d’image plein. Peut être est ce une des qualités des artistes que l’on aime, inspirer d’éléguant comentaire.
Je propose qu’on manifeste tous pour pouvoir se marier avec des textes, les oeuvres, que l’on aime!!
Merci, agréable moment de lecture.
cet entretien, c’était avec Claude Santelli ? ce qui frappe, c’est que l’on ne montre pas l’interviewer, il y avait une modestie impressionnante des journalistes de l’époque
Le journaliste est Henry Lemaire. Je suis d’accord avec toi à propos de la modestie des
interviewers de l’époque. Tu la retrouveras dans cet entretien également.
Je suis plus Ferré…on comprend pas tous, mais on s’en moque puisque c’est charmant à lire.
Merci Lola. C’est un compliment qui me touche. Et je suis sûr que Ferré, que je connais très peu, vaut aussi le détour (même si un simple ne suffirait certainement pas à en faire le tour!).
*simple détour