« Je ne suis pas une arme de guerre » : une mise en scène émouvante mais perfectible

Annie Welter | Dans Je ne suis pas une arme de guerre, Anila Dervishi incarne la parole de Sevdije Ahmeti, une militante féministe Albanaise. Auteure de Journal d’une femme du Kosovo, février 1998 – mars 1999, elle y dénonce les pratiques de viols et d’épurations ethniques perpétrées par les Serbes envers les populations Kosovares pendant la Guerre du Kosovo ; Zenel Laci a mis en scène ces témoignages dans une pièce choc, présentée au Théâtre du Gymnase jusqu’au 26 février critique (avec spoilers).

Contexte : histoire, guerres, sociétés
La guerre qui oppose les Serbes et les Kosovares a officiellement eu lieu entre mars 1998 et juin 1999. Mais les origines du conflit sont très profondes : les tensions entre les deux peuples étaient déjà palpables durant les Guerres des Balkans au début du XXe, et les deux parties mobilisent leur Histoire respective, en faisant parfois référence à des événements datant du XVe siècle, pour justifier leur positionnement.

En effet, le Kosovo, territoire situé au Sud de l’actuelle Serbie, a longtemps revendiqué son indépendance de l’état Serbe. Mais ce dernier, notamment à travers Slobodan Milosevic, refuse de se séparer de cette terre qu’il considère comme son berceau de peuplement historique. Les affrontements armés débutent dès 1996, mais la communauté internationale ne réagit pas immédiatement aux massacres et épurations perpétrés par les Serbes.

Cette guerre est particulièrement connue pour sa violence envers les populations civiles, ses épurations ethniques et ses multiples crimes de guerre. Et c’est justement pour dénoncer ces actes, particulièrement les viols et violences faites aux femmes et enfants, que Sevdije Ahmeti publie ce Journal en 2001. À travers ces chroniques, elle a ainsi donné la parole aux victimes et a contribué à l’avancée des procès menés par le Tribunal Pénal International d’Ex-Yougoslavie (TPIY).

Les thématiques de Je ne suis pas une arme de guerre ont cependant une résonnance contemporaine toute particulière. Après l’affaire Harvey Weinstein et le mouvement #MeToo, le corps des femmes est au cœur de nombreux débats. Et c’est aussi dans ce contexte que s’inscrit la pièce de Zenel Laci.

Mettre en scène les violences faites aux femmes en temps de guerre
Sur scène, le décor est très simple ; une toile blanche, un cube en bois blanc, un sol blanc tâché de sang. Un animal mort, enveloppé dans du plastique et ligoté, est suspendu au-dessus de la scène. Les accessoires utilisés sont très figuratifs bien que déroutants ; l’animal, une fois descendu au sol grâce à une poulie, incarne le corps meurtri d’une petite fille assassinée. La longue robe blanche de la comédienne Anila Dervishi se transforme en un linceul pour l’enfant. Des projections oniriques accompagnent ces lourds témoignages, et une musique rock créé des interludes plus légers, parfois pleins de révolte.

La comédienne raconte en détail les viols et les massacres des populations Kosovares et Albanaises par les Serbes. Elle décrit les cadavres et les villages en ruines. Elle pleure, danse, se débat contre ces violences. Tout cela contribue à questionner l’utilisation du corps des femmes comme un champ de bataille parmi d’autres. De la souffrance à la révolte, son jeu est fluide et permet au spectateur de prendre conscience des horreurs de la Guerre du Kosovo. Les témoignages récoltés par la militante Sevdije Ahmeti prennent vie devant les yeux effarés des spectateurs – il est difficile de rester de marbre en écoutant ces histoires lugubres.

Cependant, certains détails troublent le spectacle. La musique d’Afrim Jahja, très rock’n’roll et même folk par moments, semble contredire la nature des récits. Bien que sa guitare permette de souligner une certaine révolte et un militantisme, le décalage est réel ; décrire un viol en détails sur un fond d’harmonica est également un pari risqué. Ainsi, l’alternance entre les récits et la musique cause parfois de petites ruptures de rythme et des maladresses d’enchaînement. Mais ces défauts sont moindres comparé aux nombreux grincements du plafond qui perturbent notre écoute (y a-t-il un troupeau d’éléphants caché, galopant au-dessus de la petite salle du Théâtre du Gymnase ?!). Et les spectateurs indiscrets, dont les chuchotements proviennent sûrement jusqu’aux oreilles de la comédienne, brisent réellement l’atmosphère qu’Anila Dervishi et Afrim Jahja s’efforcent de créer.

Quant à la lumière, elle laisse la comédienne entrevoir les spectateurs et leurs réactions. Mais le plan feux, simple et efficace, perd brutalement de sa cohérence lorsqu’un puissant trombinoscope s’enclenche, forçant la majorité des spectateurs à fermer les yeux au risque de repartir avec une migraine ophtalmique. Cependant, si l’objectif était de souligner la faiblesse de l’Homme qui détourne le regard face aux actes les plus insoutenables, c’est mission accomplie.

L’heureux dénouement et l’appel à l’amour qui clôturent le spectacle soulagent le spectateur après tant de violence, mais tendent à décrédibiliser le propos de la pièce. Les récits sont éprouvants, certes ; mais n’était-ce pas là l’objectif de Sevdije Ahmeti et de son Journal ?

La mise en scène de Zenel Laci porte un véritable potentiel théâtral, historique et social. Les questions que soulève Sevdije Ahmeti dans son Journal trouvent une résonnance dans le monde de 2018, et l’interprétation d’Anila Dervishi est incontestablement très travaillée. Mais le spectacle reste perfectible dans sa musique, ses accessoires et son rythme. Enfin, il semble que le Théâtre du Gymnase n’a, malheureusement, pas parié sur cette pièce : sa thématique contraste beaucoup avec le reste de la programmation, très comique, et sa promotion est passée inaperçue à côté de la (très) lourde campagne du Gros Diamant du Prince Ludwig.

On sort de la salle en se demandant si l’animal ligoté était une véritable petite brebis ou une excellente imitation de plastique… Mais des bouts de phrases d’une violence inouïe nous trottent en tête pendant quelques heures encore. Et c’est le signe que le texte est encore bien vivant et d’actualité.

 

Je ne suis pas une arme de guerre, au Théâtre du Gymnase, Paris 10e
Les lundis à 20H, jusqu’au 26 février.
D’après le Journal d’une femme du Kosovo, février 1998 – mars 1999 de Sevdije Ahmeti
Mise en scène de Zenel Laci, avec Anila Dervishi et Afrim Jahja.

Plus d’infos : Théâtre du Gymnase
Réservations

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