Annie Welter | Jusqu’au 4 mars au Théâtre de Belleville, venez spéculer sur la valeur des choses, du théâtre, des gens, de la vie. ≈ [presque égal à], écrit par Jonas Hassen Khemiri et mis en scène par Emmanuelle Jacquemard (Cie 411 pierres), explore le quotidien de cinq personnages qui se dépatouillent avec leurs problèmes, leur argent et leurs questions existentielles : une pièce incisive où tout est remis en question. Surtout l’argent.
Tout commence par le cours magistral d’Histoire de l’Économie du professeur Mani A.. Il détaille la théorie de Coenraad Johannes van Houten (1801 – 1887) quant à la valeur d’un divertissement selon l’investissement qu’il requiert. Autrement dit : combien accepteriez-vous de payer pour une bouteille de champagne, pour qu’elle soit suffisamment bonne afin de célébrer dignement votre premier emploi ? Et pour du vin mousseux, alors ? Pour combien accepteriez-vous de plonger votre tête dans un sceau d’eau ? Et pour combien de billets supplémentaires tenteriez-vous de rester immergé le plus longtemps possible ? 1€, 10€, 20€, c’est quoi ? Une évasion fiscale de 32 billiards de $ (ou 32 mille billions, ou 32 millions de milliards ou 32 000 000 000 000 000), qu’est-ce que cela représente ?
C’est ce genre de questionnements qui traverse les existences d’Andrej, Peter, Martina, Mani et Freya. En cinq tableaux, la valeur monétaire de leur quotidien est passée au crible, mesurée, pesée. Ils se débattent avec leurs achats compulsifs, leurs économies, leurs rêves de carrière. Dans chacune de leur vie, Mammon, la personnification de la richesse dans le Nouveau Testament, les tente et les dégoûte d’eux-mêmes, les sépare puis les rapproche. Si la trame narrative ne se devine que progressivement, on se laisse volontairement porter par ces personnages dynamiques ; le tableau se révèle progressivement et très agréablement, à un rythme parfait.
Sur scène, une estrade rouge et noire trône au milieu du plateau, et permet aux comédiens de signifier des changements de lieux, des basculement émotionnels et des renversements de situation. La rue, le bureau de tabac, le salon familial, l’amphithéâtre de l’université, la chambre d’hôpital, la salle d’attente de Pôle Emploi : tout est implicite, suggéré, laissé à l’imagination du spectateur. Un pari risqué, vu le nombre de lieux différents que comporte le texte, mais un pari réussi. Des projections sur le mur du fond aident parfois à recontextualiser un bout de vie de l’un d’entre eux. Mais c’est surtout le jeu des six comédiens qui est magnifié dans cette mise en scène : les personnages jouent avec les loges, les coulisses, les rideaux à cour et à jardin. Leurs histoires s’entremêlent, leurs temporalités se superposent : au diable la linéarité, et c’est tant mieux ! Les costumes symbolisent finement l’évolution mentale des personnages et soulignent certains bouleversements narratifs. Les lumières « en douche », un peu trop tranchantes par moment, contraignent les allers et venues des comédiens. Mais la vingtaine de personnages du récit prennent vie avec une fluidité incroyable, et sans contrainte de sexe ou de genre. Et un petit entracte communicatif rebooste le rythme de la pièce avec brio et tranchant.
Les dernières minutes de ≈ [presque égal à] révèlent les tenants et aboutissants des malheurs d’Andrej, Peter, Martina, Mani et Freya. Le puissant monologue final laisse transparaître que l’argent et la richesse n’ont pas fini de tourmenter les Hommes. Le grand méchant capitalisme les dévore vivants, un à un. Mais peut-être sont-ils consentants, après tout… Qui n’a jamais rêvé de tout plaquer et partir élever des chèvres dans le Larzac ? Certes. Mais qui ne s’est pas contenté que d’en rêver ?
« Maintenant, levez-vous et parcourez le monde pour le changer. »
Infos pratiques
≈ [presque égal à], du mercredi au samedi à 21h15, le dimanche à 17h.
Théâtre de Belleville, 94 rue du Faubourg du Temple, Paris 11e
Tarifs : de 10€ à 25€
Réservations : théâtre de belleville , 01 48 06 72 34
Le livre ≈ [presque égal à] (éditions Theatrales) est disponible à l’accueil du théâtre (16€).
Rencontre – Bord de Scène avec Marianne Segol-Samoy, traductrice française du texte, à l’issue de la représentation du mercredi 28 février.