La dichotomie en abyme

Lucile Carré | Un livre comme un double de la vie, qui questionne les limites entre fiction et réalité. Une photographie en dichotomie, où noir et blanc sont réunis, dans une réunion qui va mener à l’implosion. Une femme coupée en deux par son époque, et dont le double maléfique finira par prendre le dessus.

Violette Morris Portrait Brassai dichotomie photographie nazisme

Brassaï est le pseudonyme de Gyula Halász, un photographe hongrois qui a traversé et immortalisé le 20ème siècle. En 1924, il s’installe à Paris et se lie aux milieux artistiques. Il parcourt alors Paris la nuit, pour photographier les rues, les jardins, les cabarets, les ombres. Il s’intéresse aussi à la haute société, aux intellectuels, à la culture (danse, opéra) et son travail revient de manière régulière sur l’homosexualité, alors interdite en France. En 1931, il photographie à plusieurs reprises le Monocle, un bar lesbien de Paris, et c’est de cette série de photographies qu’est tiré le cliché ci-dessus : Couples de lesbiennes au Monocle. C’est également l’année durant laquelle il publie son premier recueil, Paris de nuit, dans lequel il parcourt Paris la nuit pour capter l’essence de la ville, et l’essence des soirées. Il cherche, par son travail, à rendre compte de l’ambiance de Paris, à la fois l’ambiance de la haute société, mais aussi l’ambiance des dessous de Paris, et notamment des dessous illégaux mais tolérés, comme les bars homosexuels. Il rend ainsi compte de Paris dans son ensemble, à la fois la face visible et la face cachée du Paris des années 1930.

La photographie, prise au Monocle, est représentative de l’ambiance d’un bar des années 1930 et, si ce n’est le titre, elle est même à première vue représentative d’un bar quelconque. Ce n’est qu’avec le titre que le contemplateur s’interroge et observe de plus près le personnage de droite, qui pourrait de loin être pris pour un homme, à cause de ses habits, de sa position, de son absence de seins, mais qui s’avère en fait être une femme. Et pas n’importe quelle femme. Il s’agit en effet de Violette Morris, une sportive française bisexuelle, s’habillant comme un homme, ayant procédé à une ablation de ses seins pour y ressembler, et agent des SS durant la guerre. Ce qui est intéressant ici, c’est le fait que l’image soit porteuse d’Histoire, qu’elle ait immortalisé une personne qui a participé à l’Histoire avant même que cela ne soit le cas. En regardant aujourd’hui cette image, et en sachant ce qui s’est passé ensuite, on peut y trouver certaines explications à l’Histoire qui n’auraient pas étaient visibles avant leurs conséquences. Des éléments banals, qui ne prennent un sens que lorsqu’on sait ce qui s’est passé, et on peut alors dire « ça, ça a mené à ça » avec une certaine certitude, alors même que ça aurait pu ne mener à rien. Il y a aussi une interaction inverse : c’est aussi l’Histoire qui permet de comprendre pourquoi cette photographie est tombée dans l’oubli et la personnalité de Violette Morris passée sous silence. L’image, prise quelques années seulement avant que cette auparavant patriote ne devienne une espionne et une collaboratrice, rassemble les éléments qui ont contribué à son basculement dans le camp nazi (sans pour autant tout expliquer). Ces éléments se retrouvent dans la dichotomie femme, féminité à gauche – femme, masculinité à droite.

La dichotomie et la photographie 

La dichotomie de l’image est marquée par l’absence de point de fuite : l’œil est à la fois attiré par le côté gauche et le côté droit de l’image, donc par les deux faces de la dichotomie. Le premier plan n’apparaît que dans un second temps, avec la table et les restes de repas : la photographie, orientée en portrait, et resserrée sur les personnages, oblige l’œil à se concentrer sur eux. Il n’y a pas de décor sur les côté pouvant déconcentrer l’œil. Le regard est attiré vers les personnages et, si l’on veut tout de même définir un point de fuite, il est attiré par l’épaule dénudée de la jeune femme, qui est en contact avec l’épaule de Violette Morris. Le point de contact entre les deux corps est également l’espace de la photographie où la dichotomie est la plus marquée (épaule dénudée / épaule recouverte, peau blanche et éclairée / costume sombre et dans l’ombre, épaule fine et correspondant aux critères de féminité / épaule massive et correspondant aux critères de masculinité). L’œil se recentre sur ce contact, après avoir hésité entre les deux côtés de l’image.

En regardant de manière plus large la photographie, l’œil généralise la dichotomie remarquée au niveau du point de contact. La féminité, à gauche, est représentée avec tous les attributs classiques de la femme : une robe un peu dénudée (notamment au niveau du sein), un décolleté, un corps fin et en même temps charnu. A l’opposé, Violette Morris a tous les attributs classiques masculins, respectivement : un complet recouvrant entièrement le corps (et l’absence de seins), une cravate, un corps épais et sans courbes. Elle se tient un peu en retrait de l’autre femme, dans son ombre, tandis que la femme féminine est dans la lumière, renforçant l’impression donnée par le contact des deux épaules qui symbolisent deux mondes radicalement différents : l’un, autorisé, dans la lumière (la féminité) ; l’autre, l’illégalité, les bas-fonds de Paris, un peu en retrait, dans l’ombre (la masculinité, le travestissement, l’homosexualité).

Cette dichotomie marquée entre la féminité et la masculinité, entre la lumière et l’ombre, met en relief l’histoire de Violette Morris, survenue après la prise de la photographie. Plusieurs temps se rejoignent dans la photographie : le passé (et présent) de sportive de Violette Morris, cause de sa masculinité, qui sont aussi les raisons qui la poussent à rejoindre (dans l’avenir) les nazis. Au moment de la prise de la photographie, c’est l’Histoire qui explique la photographie : c’est parce qu’elle une athlète connue que Brassaï la photographie, c’est aussi parce qu’elle est une athlète qu’elle a un physique si masculin, et c’est encore parce qu’elle est une athlète connue qu’elle peut se permettre de se travestir alors que c’est interdit.

L’Histoire, l’histoire et la photographie 

Mais aujourd’hui, c’est plutôt l’interaction inverse : c’est la photographie qui explique l’Histoire, comme un témoin. Elle reflète tout ce qui a poussé Violette Morris à trahir son pays. Le procès intenté par la Fédération française sportive féminine en 1930 contre Violette Morris pour avoir porté le pantalon lui inflige une humiliation. La Fédération refuse de renouveler sa licence et de la sélectionner pour les Jeux Olympiques pour atteint aux bonnes mœurs car elle porte le pantalon, s’assume ouvertement bisexuelle et a effectué une mastectomie. La photographie, en montrant cette bisexuelle refusant les codes de la féminité et de la tradition, montre aussi tout ce qui suit : rejetée par son pays pour en avoir rejeté les codes, Violette Morris se tourne vers l’Allemagne, qui organise les JO de 1936 à Berlin. C’est là qu’elle se fait recruter par des SS allemands, et qu’elle trahit son pays. Fait peu connu : elle a livré les plans de la ligne Maginot et de plusieurs points stratégiques de Paris. Elle participe ensuite aux tortures sur les résistants pendant toute la guerre.

Finalement, l’observateur occulte la partie gauche de la photographie, plus banal. Le nom de la femme n’est d’ailleurs pas retenu par l’Histoire. L’œil se concentre sur la partie droite, dont le personnage est plus imposant, prenant plus de la moitié de l’image. La vue en plongée contribue à occulter la partie gauche car Violette Morris est plus grande et plus redressée que sa partenaire, elle projette son ombre vers elle. La photographie, prise de trois-quarts et non de face, du côté de Violette Morris, contribue à lui conférer une masse imposante, en la montrant à la fois de face et de côté, ce qui l’élargit. Elle est ainsi le centre de l’image, même si le photographe a choisi de ne pas la placer au centre. Il accentue ainsi le sentiment de masculinité et de décalage avec l’époque car il crée un point de référence aux codes des années 1930 en la personne d’une seconde femme. La dichotomie prend ici une portée politique en résonnance avec l’Histoire : accentuer la dichotomie, c’est accentuer le regard sur la différence, et sur ce à quoi elle peut mener : le rejet nourrit la haine, et la haine nourrit la vengeance. La photographie est un instant immortalisé dans un parcours, un arrêt sur image, sur un instant qui est en fait un tournant.

La littérature et la photographie 

Cette photographie est alors comme une composition chimique qui permet de comprendre ce qui se passe avant (en décantant chaque élément) et ce qui va se passer après (en connaissant les propriétés de chaque élément on peut deviner la réaction que produira le mélange). Elle est à ce point un récit qu’elle a inspiré, près de 80 ans plus tard, le sujet d’un roman classé parmi les New York Times Notable Book 2014 : Lovers at the Chameleon Club, Paris, 1932. Le livre, au titre très proche de celui de la photo, et une biographie fictive de Francine Prose, dans laquelle l’Histoire rejoint l’histoire. Il retrace le parcours de Violette Morris sous les traits de Lou Villars mais aussi des autres personnes qu’elle a rencontrées et qui chacune tracent sa vie sous leurs écrits (lettres, romans, mémoires). Brassaï prend les traits de Gabor Tsenyi et le Monocle devient le Chameleon Club. La photographie est donc à l’origine du texte, à tel point que Francine Prose avoue avoir voulu au départ écrire une véritable biographie de Violette Morris, avant de se laisser emporter par le projet pour dériver vers la fiction, qui permet plus de liberté. Afin de retracer au mieux le Paris des années folles, du début des années 1930, la romancière écrit un roman à plusieurs voix, donnant ainsi plusieurs regards sur les mêmes faits, un peu à la manière de la photographie de Brassaï, qui, selon les époques où elle est vue, et les personnes qui l’ont vue, s’éclaire ou non d’une interprétation nouvelle procurée par l’Histoire (l’Histoire de la collaboration a en effet évolué, la participation de la France n’a pas toujours été reconnue).  Le roman permet ainsi d’interroger la frontière entre le vrai (la collaboration) et le fictif (les noms, les personnages), tout comme la photographie interroge la limite entre l’objectif (la dichotomie) et le subjectif (l’interprétation de cette dichotomie comme une manière de montrer la différence de Violette Morris et ce qui l’a poussée à collaborer). Le roman de Francine prose interroge les frontières entre littérature et photographie, en montrant que la littérature peut être un outil d’explication du récit implicitement contenu dans une photographie, mais aussi un outil d’interprétation, plus subjectif, qui est le propre du roman : inventer pour combler les lacunes de l’Histoire, les trous entre les photographies et les témoignages.

La dichotomie au cœur de l’image peut donc être vue comme une explication de ce qui a suivi : Violette Morris, trop différente des codes de la femme présentée à gauche de l’image en référence, rejetée, s’est tournée vers le nazisme qui lui offrait une place (grâce à sa valeur d’échange). Mais cette explication n’est pas la seule, elle peut juste, aujourd’hui, être interprétée, éventuellement déformée et surinterprétée. Elle explique aussi le roman de Francine Prose, qui a voulu explorer cette différence, lui cherchant même des causes (dans l’enfance notamment) là où il n’y en avait parfois peut-être pas, pour réhabiliter dans l’Histoire une personne qui, à cause d’une même différence (la masculinité), a fait progresser le féminisme et les performances sportives et a basculé dans la collaboration, rejetée par une société qu’elle-même rejetait. Réhabiliter la sportive cachée derrière la nazie.

Il n’y a cependant pas d’explications suffisantes pour comprendre ce qui a suivi, mais seulement l’exploration d’une hypothèse possible. La propriété intrinsèque de la photographie empêche en effet la véracité, le certain, le tangible : elle ne peut montrer que ce qui est présent, mais pas ce qui est à venir. Elle ne peut pas expliquer le basculement de Violette Morris, car elle est instantanée,  elle ne peut représenter qu’un instant au milieu d’une vie et pas l’enchevêtrement d’actions et d’expériences de l’existence.

La littérature pallie ce déficit, imaginant avec des mots ce que la photographie ne peut montrer, mais elle accepte ainsi de troquer le tangible de l’objectif photographique contre l’incertain du subjectif de l’écriture.

Un livre comme un double de la vie, qui questionne les limites entre fiction et réalité. Une photographie en dichotomie, où noir et blanc sont réunis, dans une réunion qui va mener à l’implosion. Une femme coupée en deux par son époque, et dont le double maléfique finira par prendre le dessus.

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